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11. Œuvre : impératif du verbe d'action "œuvrer" (lettre à Adriano Pedrosa)


Cher Adriano Pedrosa,


C’est une longue lettre que je vous fais parvenir aujourd’hui, une lettre écrite des rives de la mer Méditerranée, une lettre adressée au Commissaire général de la prochaine biennale internationale d’art contemporain de Venise que vous êtes. C’est une longue lettre au sujet de multiples naufrages. Le naufrage d’une frêle embarcation survenu le 18 avril 2015, et ceux de centaines d’autres embarcations survenus auparavant et ne cessant de survenir en mer Méditerranée malgré les interventions déterminées d’ONG aujourd’hui. Le naufrage de dizaines de milliers d’êtres humains disparus donc en haute mer alors qu’ils rêvaient d’une vie meilleure et de l’Europe au loin. Le naufrage d’États européens qui ont ainsi fait de cette mer Méditerranée la frontière la plus meurtrière du monde. Le naufrage des citoyennes et citoyens que nous sommes et qui n’avons toujours pas su prendre la mesure des bouleversements climatiques qui caractérisent ce 21e siècle et des mouvements migratoires extraordinaires qu’ils annoncent. C’est une longue lettre au sujet du naufrage de nous toutes et tous, habitants d’Europe, qui n’avons toujours pas su faire de l’hospitalité notre programme politique commun, pourtant le seul qui puisse rendre habitables les temps présents et à venir.


C’est une longue lettre que je vous adresse aujourd’hui au sujet également d’un navire de sauvetage à venir, du premier navire spécifiquement conçu pour le sauvetage en haute mer, du premier bâtiment d’une flotte européenne pour le 21e siècle. C’est une longue lettre au sujet du Navire Avenir dont nous portons, nombreuses et nombreux, la création depuis 2020 avec notamment des étudiants en art, design, architecture, d’Europe et d’Amérique du Sud. C’est une longue lettre au sujet d’une œuvre collective dont nous souhaitons présenter à Venise, en 2024, tous les éléments permettant de la rendre réalisable, à échelle 1, sur l’horizon maritime. C’est une longue lettre au sujet d’un chantier naval colossal déjà engagé, que nous souhaitons rendre manifeste lors de la prochaine Biennale internationale d’art contemporain de Venise, pour activer ainsi une tout autre histoire que celle de ces naufrages répétés, incessants.


Le 18 avril 2015, en mer Méditerranée, un chalutier émet un signal de détresse. Il se trouve à une petite centaine de kilomètres des côtes libyennes. C’est un bateau de pêche, rudimentaire, de 27 mètres de long. Il compte à son bord entre 800 et 900 personnes, dont une grande partie est entassée sous le pont, dans la cale. Le centre de coordination qui, à Rome, reçoit l’alarme en informe immédiatement le King Jacob, porte-conteneurs qui croise non loin de la zone d’où provient le signal. Cet immense navire de fret portant pavillon portugais n’est pas outillé pour porter assistance à de si nombreuses personnes en péril. Les membres de son équipage ne sont pas formés au sauvetage en haute mer. Le commandant enregistre néanmoins les coordonnées qui lui sont transmises et engage le navire dans cette direction. Il fait nuit, la mer n’est pas bonne. Le King Jacob arrive rapidement sur site. Là, sans même que le commandant le comprenne sans doute, le porte-conteneurs entre en collision avec la petite embarcation. Celle-ci sombre aussitôt. Seules 28 personnes ont la vie sauve, dont celle qui quelques jours plus tard parvint à conter le drame et à réaliser le dessin ci-après.





Matteo Renzi est alors président du Conseil des ministres italien. Fin octobre 2014, déplorant l’absence de soutiens conséquents de l’Europe, il avait décidé de mettre un terme à Mare Nostrum, programme d’opérations de sauvetage en Méditerranée qui coûtait alors plus de 9 millions d’euros par mois à l’Italie. À leur place, dès le 1e novembre 2014, ce sont des opérations de gardes-frontières, baptisées Triton, qui avaient été déployées par l’agence européenne Frontex, opérations qui n’étaient dotées d’aucun mandat de sauvetage. Lorsque survient ce naufrage du 18 avril 2015, Matteo Renzi envoie les équipes nécessaires au rapatriement des corps sur le rivage sicilien. L’épave gît alors à 370 mètres de profondeur. Les plongeurs découpent dans la coque du chalutier une fenêtre leur permettant d’accéder aux corps entassés. Ils y trouvent des enfants portant sur leur poitrine, cousus dans leurs vêtements, des bulletins scolaires. Il y trouvent des petits sachets de terre, fragments sans doute du pays que l’on a quitté. Dans la ville balnéaire d’Augusta, à quelques encablures de Syracuse, médecins légistes, associations et membres de l’administration locale s’efforcent d’identifier les corps de ces centaines de personnes sans vie. Elles proviennent du Soudan, de Somalie, du Mali, de Gambie, d’Éthiopie, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, d’Érythrée, de Guinée Bissau, du Bangladesh. On engage alors les procédures visant à leur offrir sépulture dans les cimetières voisins. Quelques mois plus tard, Matteo Renzi mobilise des moyens conséquents visant à extraire l’épave des fonds marins. Il annonce que l’Italie va la déposer aux pieds de l’Europe, à Bruxelles, comme signe retentissant de son propre naufrage.




Quelques années plus tard, l’épave est effectivement sortie des fonds marins, mais demeurée à Augusta. Vous connaissez sans doute l’histoire qui suit : l’artiste Christophe Büchel parvient à négocier le prêt de cette épave et la fait acheminer jusque sur le quai du bassin de l’Arsenal à Venise où elle se dresse pour l’ouverture de la Biennale 2019. Faite relique de la tragédie à la force de ce ready-made extraordinaire, décrite comme « une invitation au silence et à la réflexion » par Paolo Baratta, cette épave s’impose alors comme pièce maîtresse, et controversée, de la Biennale. Ainsi s’expose le plus grand naufrage du 21e siècle, d’un geste puissant de l’artiste suisse connu pour ses provocations politiques, d’une pièce-emblème nommée Barca Nostra, renvoyant explicitement à Mare Nostrum. Cette présence monumentale, sur le quai du bassin de l’Arsenal, désigne l’absence criminelle, en haute mer, de navires européens de sauvetage.






Cette biennale de 2019 s’achève en novembre par des crues historiques qui, nous le savons, sont et seront de moins en moins exceptionnelles. Près de 80% du territoire vénitien se trouve alors engloutis par ces désormais fameuses Aqua Altaannonçant la submersion prochaine, inéluctable, de la Cité des Doges. Venise est l’observatoire européen du choc climatique. Ici s’écrivent, à même l’espace, les bouleversements en cours et, par conséquent, les mouvements migratoires que connaîtront, au centuple, les générations futures. Ici se lit l’avenir et s’entend l’urgence d’apprendre à habiter le désastre. Le choc climatique est un choc migratoire que seule une hospitalité vive, bâtisseuse, nous permettra de rendre respirable. Telle est l’histoire que raconte aussi Venise, à qui veut bien l’entendre.


C’est ce même automne 2019 que j’entre en résidence à la Villa Médicis, l’Académie de France à Rome. « Faire reconnaître l’acte d’hospitalité au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité », tel est le projet qui m’a valu d’être retenu pour cette résidence d’une année. Il s’agit d’instruire une requête auprès de l’UNESCO, c’est-à-dire de remplir un formulaire dédié à une telle instruction (le dossier ICH-01), de constituer les pièces documentaires requises par celle-ci (dix images, un film de 5 à 10 minutes), et de décrire un « plan de sauvegarde » à mettre en œuvre pour protéger les gestes de l’hospitalité vive et les transmettre aux générations futures. Coordinateur des actions du PEROU (pôle d’exploration des ressources urbaines) depuis une dizaine d’années, ma question demeure l’horizon performatif de nos créations : quelle effectivité donner aux formes, aux actions, aux récits qu’avec le PEROU nous écrivons, afin que les situations de péril et de violence sur lesquelles nous travaillons s’en trouvent réellement transformées ?


Ma résidence italienne devient atelier collectif : avec des artistes, des militants, des réfugiés de Rome, nous travaillons la dimension photographique de cette instruction. Nous y recueillons d’Europe entière des images témoignant des gestes contemporains de l’hospitalité vive, en débattons et constituons une première sélection en vue de porter enfin dix de ces images à l’UNESCO. Avec certaines de ces représentations d’une Europe active et solidaire, que nous reproduisons en grand format noir et blanc, nous traversons Rome jusqu’à Spin Time, le plus grand squat de la ville. Ici, nous installons les images et invitons les autorités culturelles à inaugurer cette exposition manifeste. Ici, nous scellons une plaque, frappée du sceau de l’UNESCO, annonçant que l’acte d’hospitalité est bientôt un patrimoine mondial, et que ces lieux en sont un musée vivant. Ainsi expérimentons-nous l’art et la manière de déployer dans le monde une part de cette instruction et, sur le chemin qui nous conduit à l’UNESCO, des stratégies d’intervention visant à protéger effectivement les gestes auxquels nous tenons, en l’occurence ceux qui font de Spin Time un refuge d’une extraordinaire beauté.






Début 2020, Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz, vient à ma rencontre à Rome pour me proposer de créer une pièce pour les dix ans du Centre et, à cette occasion, de lui formuler un commandement. C’est une invitation qu’elle adresse alors à dix artistes, et à laquelle je réponds en février 2020 ainsi : « œuvre ! » sera ce commandement, entendu comme l’impératif du verbe d’action « œuvrer » ; la création d’un navire de sauvetage pour la mer Méditerranée sera la pièce, réelle, qui lui sera associée. J’argumente cette proposition en faisant état de mes travaux à la Villa Médicis, et notamment de la perspective que je dessine alors d’un plan de sauvegarde comprenant, entre autres chantiers, la construction d’une flotte de navires européens de sauvetage. Je définis ces navires comme autant de « conservatoires de gestes » : spécifiquement conçus pour les actions de sauvetage en haute mer, ils permettent leur déploiement maximal alors qu’aucun navire n’est aujourd’hui réellement approprié pour ces opérations si spécifiques ; outils pionniers, leur transmission aux générations futures permet que se perpétuent les gestes de sauvetage, de soin, de bienveillance, d’amitié, à partir desquels ils ont été conçus. J’argumente en outre cette proposition en m’en référant à Barca Nostra : au « Ready-made », portant haute l’indignation et la fonction critique de l’artiste, répondre par un « Really-made », nouant avec le monde une relation d’effectivité et consistant donc à créer le premier des navires dont la pièce de 2019 désignait le manque. L’œuvre, ici, n’est pas le navire en tant que tel, mais le navire en actes, opérateur des sauvetages et modèle germinatif des autres navires à venir.


Cela fait trois ans que l’assemblée bâtisseuse s’amplifie, et que le dessin de ce premier navire européen de sauvetage se précise. L’architecte naval Marc Van Peteghem et le designer Marc Ferrand ont été les premiers à rejoindre le projet, précédant des dizaines de conceptrices et concepteurs en design, design textile, soin, droit, cuisine, son, architecture, graphisme, d’Europe et d’Amérique du Sud. Le Centre Pompidou-Metz d’abord, puis d’autres musées, centres chorégraphiques, centres d’art, festivals, de France et d’Italie, nous ont accueillis en résidence afin d’expérimenter à échelle 1 certains éléments du dessin avec, toujours, l’expertise associée des marins sauveteurs de SOS Méditerranée, des soignants des Hôpitaux de Marseille, des membres de l’association Pilotes Volontaires et d’un collectif de rescapés de Marseille. C’est avec cette assemblée que nous avons marché à Marseille le 26 juin 2022, la maquette au 100e du Navire Avenir dans les bras, pour rejoindre les toits du Mucem et déclarer là, devant le rivage et avec le soutien du Ministère de la Culture français, la réalisation inéluctable de ce premier navire d’une flotte européenne que réclame la mer Méditerranée.






Le Navire Avenir est un catamaran de 69 mètres de long sur 23 mètres de large dont nous finalisons ces prochains mois la conception, celle-ci comprenant le dessin de la structure architecturale, de toutes les pièces indispensables pour la vie à bord, mais aussi des éléments en droit, en discours, en représentations permettant d’envisager sa réalisation effective. Nous travaillons aujourd’hui à réunir les financements qu’exige un tel projet et entamons dans les prochaines semaines une levée de fonds citoyenne tout en sollicitant des partenaires, privés comme publics, afin de lancer le chantier naval au plus tôt, considérant qu’il faut compter un an et demi au moins pour la construction d’un tel bâtiment.






C’est une longue lettre que je vous écris donc au sujet d’un navire qui ne peut pas ne pas advenir. C’est une longue lettre pour vous dire combien nous, innombrables désormais, ainsi que les multiples institutions françaises et italiennes qui nous accompagnent, souhaitons revenir à Venise pour y exposer le projet abouti, sur le chemin de sa réalisation. Revenir à Venise, c’est se placer au cœur de cet observatoire occidental sur les temps à venir et, avec le Navire Avenir, prendre position au devant de ceux-ci de manière grave mais enthousiaste. C’est inscrire ce « Really-made » pour le 21e siècle sur la plus grande scène de l’art contemporain, à l’endroit précis où en 2019 fut dressée Barca Nostra, comme un écho à ce que faisait retentir cette pièce, comme en réponse à l’appel que silencieusement elle lançait. C’est se placer au beau milieu du bassin de l’Arsenal (terme provenant de l’arabe « Dar-al-sina », désignant l’atelier), à l’endroit même où furent construites les flottes extraordinaires à la force desquelles la République sérénissime puis l’Europe entière entreprirent de piller le monde et de nouer avec le lointain une relation de servitude, impliquant notamment la traite négrière dont Venise fut une plaque tournante. C’est, nous l’espérons, inscrire notre chantier naval au sein de votre programme artistique et politique pour la Biennale, vous qui en devenez le premier commissaire originaire de l’hémisphère sud, vous qui avez si intensément travaillé sur l’Afrique notamment.


C’est une longue lettre que je vous écris dans l’espoir d’entamer avec vous un dialogue sur la manière dont pourrait apparaître le Navire Avenir en 2024 à Venise, sous une forme que nous avons encore à peine esquissée. Lumineuse, nous l’envisageons d’abord comme une vibration sur l’horizon du bassin de l’Arsenal : l’emprise à échelle 1 du pont principal du navire déployée sur l’horizon, recouvert de couvertures de survie, visible précisément du quai où se dressait Barca Nostraainsi que de la tour de l’Arsenal offrant une vue sur le lointain. Européenne, nous l’envisageons comme une pièce adressée à la représentation politique du continent, comme l’amorce d’une représentation de l’Europe au sein de la Biennale, comme la surface flottante qui pourrait devenir dans les années à venir le « Pavillon de l’Europe », comme le support effectif d’un pavillon européen de 250 cm sur 150 cm, drapeau que d’ici là nous aurons brodé avec de nombreux rescapés en France et en Italie et qui sera effectivement installé sur la poupe du Navire Avenir. Manifeste, nous l’envisageons comme une pièce à laquelle renvoient, présents sur le quai ou dans la tour de l’Arsenal, la maquette définitive, les plans de structures et des pièces nécessaires, ainsi que l’ensemble du dossier ICH-01 finalisé, le tout étant à transmettre à la directrice générale de l’UNESCO à la clôture de la Biennale. Toujours à venir, c’est une pièce dont la réalisation à échelle 1 sera à ce moment là devenue inarrêtable, tout comme le déploiement du travail pour qu’advienne une flotte, enfin, grâce à la levée de fonds que nous aurons alors finalisée et dont nous dévoilerons les contributeurs au moment précis de l’inauguration.


Je vous écris en mon nom propre, mais nous sommes nombreux à nous tourner aujourd’hui vers vous, soutenus en cela par des institutions culturelles qui accompagneront le projet jusqu’à Venise. Nous espérons alors ô combien vivement que cette longue lettre aura suscité votre intérêt, et rencontré les ambitions que vous souhaitez donner à cette 60e biennale internationale d’art contemporain de Venise. Biennale à laquelle nous serions honorés de contribuer, à vos côtés.


Très cordialement,


Sébastien Thiéry

Marseille, le 10 mars 2023








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