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8. Il faut imaginer (avec les rescapés de l'AUP, session de travail du 28 novembre).

La maquette au 100e du Navire Avenir est désormais conservée à Marseille par les rescapés de l'Association des Usagers de la PADA (AUP) et, sous leur regard, suivant leur expérience qui est une expertise, nous en affinons le dessin. Cette session du 28 novembre porte sur les lieux de vie à bord : le pont-refuge, vaste dortoir en capacité d'accueillir 372 personnes ; le pont-place, espace central du navire ouvert sur tous les horizons.


"Nous ne voulons pas que nos frères et nos soeurs connaissent l'enfer que nous avons vécu". C'est le point de départ de l'engagement dans le projet de cette assemblée qui, au quotidien déjà, accueille, oriente, conseille, soutient, celles et ceux qui arrivent à Marseille. Bâtir le premier lieu de l'hospitalité vive sur le chemin de l'exil, cela s'entend comme une évidence, comme une exigence aussi, comme il l'est répété en début de session par un seul, mais avec l'approbation manifeste de toutes et tous : "Nous voulons continuer de prendre part au projet, mais nous voulons que cela soit vraiment utile".


Les doigts suivent le tracé du dessin que décrit Marc Van Peteghem, architecte naval en charge du projet avec son équipe de VPLP et le designer Marc Ferrand. L'assemblée respire comme une grande et magnifique école, l'attention est vive. Une main se lève parfois pour demander une précision encore, ou un éclaircissement linguistique : nous parlons anglais, et traduisons en français pour quelques francophones. Par le chemin des représentations (plans, coupe, élévations), nous arpentons ensemble les ponts du catamaran de 69 mètres de long et de 22,50 de large, essayons d'appréhender les volumes, les matières, les perspectives, la manière dont vivre peut être possible de nouveau.


Les souvenirs reviennent, frappent. Ils commandent un dessin plus précis encore. " Il faut imaginer le traumatisme comme on ne l'imagine pas, les êtres épouvantés que nous sommes à ce moment précis, à bord ; il faut imaginer que tout ce que nous mangeons est aussitôt vomi, que c'est d'eau chaude, d'abord, que nous avons besoin ; il faut imaginer l'angoisse, la torpeur, le doute qui jamais totalement nous quitte, et combien certains détails peuvent faire des foyers, et combien reconnaître nos langues multiples écrites sur un mur pourrait apaiser ; il faut imaginer notre désir de voir au loin, la nécessité que rien ne nous soit caché de l'horizon, de la direction ; mais il faut imaginer aussi le fait qu'accéder à la mer reste un danger extraordinaire tant la nuit venue nous pouvons vouloir nous y jeter de désespoir ; il faut imaginer que la seule perception d'une nouvelle opération de sauvetage, l'écho des hurlements des vivants ou la vue d'un corps sans vie peuvent nous emporter et créer à bord un effroyable tumulte ; il faut imaginer combien nous avons froid, et ce que vaut une paire de chaussures chaudes, ou une seule couverture ; il faut imaginer la condition des femmes, violées pour l'extrême majorité, terrorisées par les jours et semaines passées, et combien leur offrir la possibilité de se tenir enfin à distance des hommes est vital ; il faut imaginer le soin toujours, à tous les étages, la parole qui doit venir, les mots qui demandent à être écoutés enfin ; il faut imaginer la tension toujours, constante, entre nous toutes et tous qui venons de régions en guerre, de communautés hostiles, et qui transportons dans l'exil les peurs et les colères lointaines ; il faut imaginer combien il faut prendre soin des morts aussi, combien il faut précisément penser le cimetière marin, combien il faut nommer et faire de la place aux disparus pour que puissent vivre les vivants que nous essayons de rester ; il faut imaginer le pire, et combien nous aspirons au meilleur".

(images : Elsa Ricq Amour)

































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