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52. Devenir équipementiers (sur la cuisine d'urgence du Navire Avenir)

  • Photo du rédacteur: PEROU
    PEROU
  • 24 sept.
  • 3 min de lecture



Le travail que nous conduisons depuis 4 ans autour du Navire Avenir résulte de la nécessité de sortir de la sidération que provoque le spectacle quotidiennement reconduit de l'immensité des tragédies de notre temps. Nous sommes exposés, en temps réel et continu, à notre impuissance caractérisée. C'est ce que nous apprennent les nouvelles qui n'en sont plus nous provenant en particulier de la Méditerranée, de la haute mer comme de ses rivages. C'est aussi ce que nous enseignent bien de nos mobilisations désespérées, répétées, sur-exposées souvent : peut-être en sommes-nous collectivement venus à entreprendre certaines actions non pour rompre avec l'impossible, mais pour reconduire la preuve qu'il n'y a plus d'issue. Le découragement est une politique de violence, précisément organisée en haut-lieu. Mais c’est aussi une fabrique collective contemporaine qui consiste notamment à ressasser, au sein même de nos assemblées militantes, combien le désastre est sans limite. De De La Boétie à Deleuze, nombreux sont les penseurs du politique à avoir pointé certains des ressorts les plus retors de notre servitude, dont celle-ci : la tristesse à laquelle non seulement nous cédons, mais que nous nous infligeons, dont la principale des conséquences est d'anéantir notre capacité de réaction à l'horreur qui en est la cause. Il n'est pas une seule politique de résistance, bâtisseuse, qui ne se soit appuyée sur la conviction de jours heureux à venir. Le travail à faire est donc celui-ci, inlassablement : relever dans notre présent, quel qu'en soit le degré d'asphyxie, les preuves de ce qui respire, les traces de devenirs hautement désirables ; et construire l’avenir depuis ces points d'appuis, infimes sans doute, mais formidablement fiables en cela qu'ils nous apprennent que tout peut être contredit, même un désastre que nous tenons pour implacable.


Alors il nous faut décrire chacun des gestes des marins-sauveteurs de SOS Méditerranée notamment, en décrire la précision technique et sensible ;

Alors il nous faut les inscrire autrement dans nos répertoires, juridiques notamment, et les faire reconnaître par l'UNESCO au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité ;

Alors il nous faut repérer parmi nous les forces, compétences, aptitudes à créer, bâtir, construire, et les convoquer pour concevoir tout ce qui peut faire tenir et grandir ces gestes qui nous font tenir ;

Alors il nous faut réunir des juristes, des soignants, des plasticiens, des architectes et des designers, des graphistes et des ingénieurs, des écrivains et des chorégraphes, des créateurs sonores comme lumières, et mille autres outillés (et tous les outils sont précieux) pour faire advenir les navires manquants, et tout ce qui les compose, et tout ce qui en fait et fera des lieux de prolifération de ce qui contredit le désastre.


Alors nous avons notamment réuni les cuisiniers des Grandes Tables de la Friche la Belle de Mai, d'ici et d'ailleurs, d'Afghanistan, de Colombie, de Marseille ou de Bayonne, et les nutritionnistes de l'APHM, et les graphistes de l'Atelier National de Recherche Typographique des Beaux-Arts de Nancy, dont un extraordinaire typographe iranien, et ainsi avons nous composé cela : des conserves contenant des recettes d'accompagnements de riz répondant aux besoins nutritionnels et gustatifs des personnes polytraumatisées accueillies à bord ;

Alors certains diront que c'est bien peu de choses face au désastre ambiant, et légèrement indécent d'en faire grand cas, mais c'est ne pas voir la force que cela nous donne et la conviction redoublée que de ces premières conserves (720 livrées à l'Ocean Viking de SOS Méditerranée, équivalent de 14 000 repas), viendront de multiples autres, puis des espaces pour les stocker et les préparer, puis des navires, puis une flotte, puis un rivage, puis des jours heureux ;

Alors nous nous constituons en une assemblée d'équipementiers qui ne cesseront de relever ces gestes précis, et de construire dans leur sillage, et de briser cette « mondialisation de l'impuissance » désignée par le Pape Léon XIV dans son discours du 12 septembre à Lampedusa en soutien de notre instruction auprès de l'UNESCO.


(film : Tess Barthès, SOS Méditerranée, août 2025)



 
 
 

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