« L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là, l'enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d'être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage, continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »
Italo Calvino, Les Villes Invisibles
« Artists need to create at the same scale society has the capacity to destroy. »
Sherrie Rabinowitz
En Méditerranée, le péril ne cesse de s'étendre et le sauvetage et le soin d'être entravés, empêchés, violentés. Il y a quelques jours, le navire de Médecins Sans Frontière était de nouveau immobilisé par les autorités italiennes. Il y a quelques jours, une pétition était soutenue par des hommes politiques en France pour exiger du nouveau ministre de l'intérieur la dissolution immédiate de SOS Méditerranée. Il y a quelques jours, ici comme là, des actes publics nous confirmaient donc que le renoncement au secours pouvait désormais, en République, s'affirmer comme projet politique.
Tout ne cesse de manquer. Tout ne cesse de manquer, dont la conviction qu'il pourrait en être tout autrement, et que des navires et des rivages pourraient en venir à se multiplier tels des seuils européens de toute beauté. Tout ne cesse de manquer, dont de telles politiques réjouissantes donc, et d'abord la vision qui pourrait les fonder : non celle d'une hospitalité comprise comme charge dont nous devrions nous acquitter – vision peut-être la moins pire de celles en vigueur, mais vision sans avenir tant elle ne mobilise guère, voire décourage terriblement –, mais comme un chantier collectif, certes exigeant, harassant, mais bâtisseur de lieux et de langues et d'histoires vives et de communautés possiblement rayonnantes. Tout ne cesse de manquer, dont cette évidence que l'hospitalité doit et peut devenir projet politique majeur pour les temps à venir, et finir d'être pensée comme triste devoir par temps de catastrophes sans fin. Tout ne cesse de manquer, et d'abord un travail méticuleux d'attention à l'endroit des gestes précis de celles et ceux qui bâtissent à bas bruit, malgré la fureur de l'hostilité alentour. Tout ne cesse de manquer, et en tout premier lieu un travail clinique de description de ce que ces gestes à bord des navires de sauvetage comme sur certains de nos rivages présentent de portée et de beauté pour les générations futures.
C'est pourquoi depuis quatre ans nous nous appliquons à inventorier ces gestes dans la perspective de les faire reconnaître par l'UNESCO au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité.
C'est pourquoi depuis quatre ans nous nous appliquons à définir les lieux et les outils et les pratiques susceptibles de les faire tenir et se perpétuer.
C'est pourquoi depuis quatre ans nous nous appliquons à dessiner le Navire Avenir, premier navire spécifiquement conçu pour le sauvetage et le soin en haute mer, « œuvre agissante » dont la fonction est non seulement d'outiller concrètement ces gestes mais aussi d'en transformer radicalement les représentations jusqu'à les instaurer trésor public.
Aujourd'hui même, en dépit de toutes les aggravations, nous finalisons les plans de ce catamaran de 69 mètres et établissons le modèle juridique de sa réalisation.
Aujourd'hui même, nous développons nombre de pièces composant ce lieu à venir, ce avec des rescapés, des soignants, des citoyennes et citoyens et plus d'une cinquantaine de groupes de chercheurs, concepteurs, étudiants d'écoles d'art, de design, d'architecture d'Europe entière.
Aujourd'hui même, nous expérimentons certaines de ces pièces à bord de l'Ocean Viking de SOS Méditerranée, comme les recettes conçues par une assemblée de cuisiniers réunie autour des Grandes Tables à Marseille et de nutritionnistes des Hôpitaux de Marseille.
Aujourd'hui même, nous nous organisons pour faire se concrétiser les projets de création des jeux et des doudous pour les enfants à bord, de la corne de brume constituée de voix humaines, du pavillon maritime européen - en droit comme en textile -, de la signalétique plurilingue et de la typographie spécifique à partir de laquelle elle sera développée, d'un programme de soin aux membres d'équipage, et de bien d'autres composantes de ce chantier aussi colossal que vital.
Aujourd'hui même, nous programmons de prochains ateliers de conception, d'expérimentation, de prototypage à échelle 1 au sein d'institutions culturelles : au Lëtzebuerg City Museum à Luxembourg, à la Maison de la Culture d'Amiens, à Chaillot Théâtre National de la Danse à Paris, à la Biennale internationale de Design de Saint-Etienne, ou encore à la Biennale des Arts et des Océans à Nice.
Aujourd'hui même, nous ne cessons de nous avancer comme chantier naval inlassable et permanent. Ce chemin est long et balayé par d’innombrables vents contraires face auxquels nous tiendrons d’autant plus vaillamment que nous serons nombreux à cheminer ensemble.
Nos rendez-vous à venir, nos chantiers en cours, nos points de ralliements donc sont présentés sur la plateforme www.navireavenir.eu. Vous y trouverez en outre décrite l'assemblée bâtisseuse que nous formons d'être ensemble, assemblée qui ne doit cesser de se déployer, et vous compter donc peut-être vous et vos proches et les proches de vos proches, tant et si bien que ce qui manque en vienne à cesser de manquer.
images : recettes servies à bord de l'Ocean Viking de SOS Méditerranée en ce moment même, recettes réalisées par les cuisiniers réuni.e.s autour des Grandes Tables de la Friche Belle de Mai à Marseille, dont Marie-Josée Ordener et Jérôme Di Salvio pour ces recettes précises (avec la complicité de la Conserverie Municipale de Bayonne, portée par l'Institut Milpa) en collaboration avec Aurélie Orban De Xivry, nutritionniste de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille, et acheminées à bord cet été grâce à la ténacité de toute l'équipe de SOS Méditerranée.
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