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34. On board (6)




lundi 10 juin


Il nous faut renseigner le formulaire ICH-01 de l'UNESCO, dit « liste de sauvegarde urgente », afin de parfaire l'instruction visant à faire reconnaître les gestes de l'hospitalité vive au Patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Cet art de scruter l'horizon depuis le pont supérieur, ces positions de corps et de regard, cette intensité du « lookout » qui au bout d'une heure pèse sur la rétine éprouvée. Cette mobilisation collective, à l'appel du « Ready for rescue », voyant s'organiser l'équipage tel un seul corps articulé, relié à et par tant d'outils, prolongé par le navire lui-même, matière vive et battante. Ce chemin de signes et de mots-clés conduisant les annexes jusqu'à la surface de l'eau, puis le dernier lâcher-prise (une corde précise, dénouée), puis la vitesse en direction de la « cible ». Ces grands signes de Giannis à l'approche des naufragés afin de faire entendre combien nous sommes des amis, non des milices ou polices libyennes. À deux ou trois annexes, ces techniques d'approche des embarcations en fonction de leur facture et de leur état pour en sécuriser la flottaison. Cette manière de transmettre les gilets à chacune et chacun, voire de déployer d'autres objets flottants (lesdites « bananes » notamment) en cas de personnes à l'eau, tout en préservant le calme nécessaire aux opérations. Ces empoignades, deux personnes à l'avant, une personne derrière à la réception, permettant d’accueillir un à un les rescapés dans l'annexe, de les y placer précisément, en confiant le ou les bébés au journaliste embarqué. Cette façon de coller cette annexe contre le « navire mère », de l'y attacher, et alors de porter haut chaque rescapé jusque dans les bras des camarades en poste au « boatlanding ». Et depuis cette zone précise, les soins d'urgence (tant de brûlures féroces, au fuel et sel mélangés, dont sont souvent victimes les femmes et les enfants placés au centre des embarcations, parce qu'on les imaginait plus en sécurité ainsi, sans connaître la violence de la mixture stagnante à cet endroit précis), les procédures de réanimation (chacune et chacun sait notamment comment redonner vie à un nouveau né à la force d'un massage cardiaque à exécuter avec les seuls deux pouces), les regards précis pour déceler quelque péril que ce soit dans les yeux ou les premières attitudes des rescapés. Ces gestes de réconfort, ces poignées de main, ce premier sourire, inoubliable (à chacun des 64 sourires que je fais samedi, je me souviens d'Amidou, à Marseille, à qui je demande il y a quelques mois de me décrire les gestes qui sur son chemin d'exil lui ont sauvé la vie et qui me fait une seule réponse : « le sourire d'un homme sur le navire de sauvetage »). Ce « discours d'accueil », parfaitement rodé, en anglais et arabe, ainsi que dans d'autres langues grâce au concours de certains rescapés polyglottes. Ces attentions constantes, ces veilles, ces rondes, ces regards qui sont des pratiques de soins déjà. Caro traversant le pont au petit matin son sac médical en bandoulière et ses quatre traitements distincts, en intensité, contre le mal de mer. Ce petit déjeuner que dressent à 7h tapantes Finn et Justine, le bouquet de fleurs au beau milieu, les barres de céréales dessinant une ronde tout autour, les paquets de cacahuètes méticuleusement alignés, les trois petits ballons de baudruche au bout d'une ficelle. Ces échanges constants avec les autorités, « ballets diplomatiques » plus ou moins harmonieux, depuis la salle de commandement avec Mar et les deux Dan aux manettes, non sans le soutien des équipes à Marseille. Ces lessives, ces jeux, ces doigts pointés sur les cartes, ces inscriptions plurilingues sur les parois, ces tissages d'histoires, ces langages insensés, ces vertiges avant la terre ferme, ces vertiges en songeant précisément à la terre ferme, à cette Europe qui sombre le jour même où Ahmza, jeune Soudanais, me dit avec un sourire désarmant : « Europe is my dream ».


Selon le formulaire ICH-01, il nous faut décrire ces gestes par le texte, par l'image fixe (« 10 images haute définition »), par l'image en mouvement (« un film monté de 5 à 10 minutes »), et en faire percevoir ainsi la beauté et la portée. Il nous faut faire comprendre combien ces gestes sont des trésors pour les générations futures, et conter alors peut-être l'histoire de ces gestes similaires déployés dans les années 70 à la rencontre desdits « boat-people » (200 à 300 000 disparus en mer de Chine), gestes dont la mémoire n'a pas été transmise et qu'il a fallu alors réinventer à partir du 7 mars 2016, date du lancement de la première mission de SOS Méditerranée avec l'Aquarius. Il nous faut décrire combien ces gestes sont menacés : par l'Europe qui soutient les polices et milices libyennes conduisant les exilés toujours plus éprouvés à prendre toujours plus de risques ; par l'Italie qui entrave les opérations, exigeant aujourd'hui de l'Ocean Viking qu'il débarque les 64 rescapés tout au nord du pays, non dans le lieu sûr le plus proche comme l'exige le droit maritime ; par la haine et la violence qui s'organisent sur le rivage contre ces marins sauveteurs et soignants dits « migrationnistes » ; par le peu de soin que nous prenons toutes et tous, pourtant « soutiens » de SOS Méditerranée et des autres ONG qui opèrent aujourd'hui, à décrire ces gestes précis dans toute leur ampleur, à en considérer la beauté et la porter, à entendre et faire entendre combien nos enfants en auront demain besoin.


Il nous faut définir « un plan de sauvegarde », des actions collectives à mettre en œuvre afin de protéger, soutenir, épauler, transmettre ces gestes. Il en est d'innombrables de ces actions possibles, nécessaires : pédagogiques, muséographiques, théâtrales, monumentales. L'un des volets de ce « plan de sauvegarde » doit néanmoins consister à créer la multitude d'outils nécessaires à la prolifération de ces gestes : comme inscrits dans la matière de navires spécifiquement conçus pour le sauvetage et le soin en haute mer, ces gestes seront alors directement transmis à nos enfants qui, sur toutes les mers du monde, auront à les déployer à la rencontre d'innombrables enfants qui fuiront d'autres terres hostiles. C'est pourquoi depuis 3 ans nous dessinons le Navire Avenir, œuvre agissante, et cherchons aujourd'hui les millions nécessaires à sa réalisation. C'est une bien triste chose que de devoir envisager l'immensité de cette détresse à venir, mais c'est aussi parce que nous n'entendons pas encore la beauté retentissante de ces gestes qui ont lieu aujourd'hui même sur l'Ocean Viking, gestes à partir desquels, sur les ruines, des mondes entiers peuvent s'inventer. Alors nous le ferons, et pour nous en assurer, nous avons produit une première plaque de l'UNESCO à placer sur l'Ocean Viking, en attendant l'Avenir. Où il est affirmé que ces gestes sont un trésor, que tous les navires existants doivent impérativement être protégés, que tous les navires manquants doivent urgemment advenir. En anglais comme en français, le verbe « devoir » est éclatant d'ambiguïté : il sonne tout à la fois comme un impératif, et comme un conditionnel.













images : étude de la plus juste manière de faire resplendir la plaque de l'UNESCO à bord de l'Ocean Viking, avec la complicité de Quentin Curzon

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