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30. On board (2)



jeudi 7 juin


Il est 16h15. Je prends le relai de Finn, l'homme au sourire quasi-constant. « Nothing to declare ». La formule douanière résonne singulièrement ici-même. Je saisis ses jumelles, puissantes optiques qu'il faut manoeuvrer non sans un certain tact. Dan nous en avait fait une démonstration à Syracuse, il y a quelques semaines. Après avoir ajusté la machine à ta morphologie – les trous en face des yeux donc – il convient de faire le point méticuleusement : œil droit fermé ; puis œil gauche ; puis les deux grands ouverts. L'image se dessine alors, succédant à des taches noires qui d'abord occupaient le champ. Parfois le trouble revient, les tâches enflent rapidement sur le paysage comme une brûlure qui se répand. Puis elles disparaissent, et les lignes se resserrent, et les contours de nouveau se font. Cela peut prendre un temps. Enfin quelque chose s'installe, l'horizon se pose, l'image cristallise. Lors des entraînements, depuis le navire à l'ancre à quelques centaines de mètres du rivage, nous fixions l'horizon sicilien, la découpe de l'île d'Ortygie, centre historique de Syracuse, et, sur la crête, le ballet des touristes ébahis. Un couple à l'arrêt, un groupe longeant les fortifications en ligne indienne, un joggeur T-shirt blanc sur fond ocre filant sur la corniche. Le secret plaisir de scruter, de saisir ce qui devrait échapper. Le délice du voyeur. Aujourd'hui n'a pour ainsi dire rien à voir : seul le bleu, du ciel et de l'eau. À la surface d'une mer relativement calme, quelques éclats d'écume parfois, le léger fracas des vagues les unes contre les autres. La vibration du soleil aussi, à l'Ouest, à tribord du navire qui fonce lui plein Sud. Là devant, sur ce loin devant où il nous faut porter le regard, les touristes bienheureux n'y sont plus. Nous scrutons des absents.


Nous sommes deux personnes en poste, jumelles comme fixées sur les globes oculaires, nos casquettes blanches vissées sur nos têtes, indispensables équipements permettant d'échapper au soleil encore puissant à cette heure. Mon alter ego est Ayoub, jeune kinésithérapeute marocain devenu travailleur social à Turin en attendant la validation par l'Italie de ses diplômes de médecine. Nous voici lui et moi dressés à la proue de l'Ocean Viking. L'un comme l'autre sommes doucement penchés vers l'avant, les coudes flanqués sur un reposoir fait-maison, fixé au garde corps. C'est un élégant élément de bois, sans nom ni référent à ma connaissance, mais si spécifique du sauvetage en haute-mer qui implique, d'abord, une intense pratique du regard. Nous balayons l'horizon jusqu'à tourner l'un et l'autre à 180°, dessinant ensemble un 360 presque total. Une heure durant, nous menons cette lente chorégraphie sans nom ni référent non plus. Chorégraphie qui n'est pas un pas de deux : depuis ce matin 5h15, depuis que nous sommes donc entrés dans la zone de sauvetage, c'est tout l'équipage qui se relaie ici pour une heure, se passant les jumelles, se transmettant un petit compte rendu, s'encourageant enfin.


C'est une épreuve. D'abord physique : la nausée vient rapidement, et le corps encombre. Malgré ces accoudoirs sans siège, on cherche des positions, on plie une jambe, tâtonne des postures, dresse puis courbe le dos qui finit par trouver à s'appuyer sur l'un des deux coudes de bois quand le regard porte loin derrière, en fin de balayage horizontal. C'est une épreuve mentale surtout, tant frappe la folie de la situation. À Syracuse, pour nous préparer, Dan nous avait ouvert un petit classeur comportant page après page des images de ce que nous cherchons, ou pourrions trouver : tous les types de navires de polices libyennes, italiennes, maltaises et, rangés selon leur matérialité, tous les types d'embarcations en péril, avec focale particulière sur les couleurs et les formes qui peuvent nous en paraître au loin. Entre deux vagues, on scrute alors Ayoub et moi, et s'illusionne parfois, prenant l'écume pour une trouvaille. Alors ça frappe dans la poitrine. Les consignes : ne pas perdre l'image, rester rivé sur l'objet, appeler son binôme, lui indiquer la position comme si nous étions sur un cadran d'horloge – midi à la pointe du navire – puis si nous confirmons l'un comme l'autre, en informer l'équipe présente dans la salle du commandement afin que l'on explore ce que donnent les radars, qui voient moins bien que nos yeux équipés lorsqu'il s'agit de si petits bateaux, mais qui vont nous aider alors à « spoter » la « cible » et donner une direction au navire. Rien de cela durant cette heure : seule une bouée jaune perdue dans l'immensité, borne sans nom ni référent non plus, glissant sur les flots sans fin peut-être. C'est là que ça cogne, non le soleil mais la folie : tu te dis que ça pourrait être tes enfants, tes parents, tu te dis que des personnes en ce moment précis comptent sur toi pour que tu les repères. Je ne vois rien, je ne les vois pas, malgré la puissance de l'optique, malgré le tact et la science que nous a transmis Dan. Entre les dents, je crie alors « Putain mais vous êtes où ?! ». Personne ne répond. Justine arrive, il est 17h15, c'est son tour, je lui confie mon piètre compte rendu, puis vais rapidement m'allonger dans ma cabine pour faire passer la nausée. J'entends la mer frapper sur la coque, personne ne répond.




 
 

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