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13. Vents contraires (2 : dans un café avec des militants)



Il y a quelques jours, une rencontre autour du Navire Avenir était organisée dans un café du 20e arrondissement de Paris. Quatre membres de l'équipe y présentaient le projet : l'histoire de sa conception depuis 2020, grâce au soutien notamment de diverses institutions culturelles ; les plans et les détails techniques de cet outil d'intervention spécifique pour la haute mer ; sa construction à venir et les 27 millions d'euros qu'elle exige ; l'enjeu du développement d'une flotte européenne à partir de ce premier bâtiment manifeste.

La prise de parole d'une quarantaine de minutes donnait ensuite lieu à des échanges avec le public dans ce lieu réunissant une cinquantaine de personnes. Ci-dessous sont restitués certains de ces échanges, les plus vifs et controversés. D'autres questions, non transcrites dans ce document, portaient sur des éléments très factuels, appelant des précisions que le lecteur trouvera notamment dans les documents de présentation du projet publiés sur le site du PEROU. (images : Elsa Ricq-Amour)




Question 1 :

Nous apprenons donc ce soir que vous bénéficiez d'un soutien de l'Etat français à hauteur, si j'ai bien compris, de 100 000 euros versés au PEROU en 2022 dans le cadre de l'appel à projets « Mondes Nouveaux », lancé par Macron. Comment pouvez-vous croire qu'un autre monde que celui que nous connaissons, raciste et criminel, puisse advenir d'un projet obtenant le soutien d'une classe dirigeante qui défend précisément ce monde ? Vous êtes soit naïfs, soit cyniques !


Réponse :

En effet, comme nous l'avons précisé tout à l'heure, le projet a été fait lauréat de « Mondes Nouveaux, » programme d'aide à la création doté de 30 millions d'euros, qui a bénéficié à 264 projets. Du Ministère de la Culture, maître d'œuvre de ce programme, nous avons ainsi reçu une subvention de 100 000 euros, ce qui d'ailleurs correspond à la somme moyenne affectée aux projets artistiques lauréats. Cela s'ajoute aux 42 000 euros que nous sommes parvenus à lever en trois ans, auprès des institutions culturelles évoquées dans notre présentation : musées, centres chorégraphiques, festivals. En tout et pour tout, nous avons levé 142 000 euros, en provenance du monde de l'art, pour quasiment trois années de travail, 14 événements publics, et la production de multiples pièces, dont trois maquettes, des performances, des images, des installations à échelle 1, des publications. En termes d'honoraires pour l'ensemble des nombreux concepteurs associés, nous avons émargé à 1 300 euros mensuels. Une part de ces modestes sommes a été versée à des réfugiés devenus interprètes, à l'association des réfugiés diplômés du Master Hospitalité, Médiations, Migrations de l'INALCO, ou encore à l'Association des usagers de la PADA qui réunit plus de 500 demandeurs d'asile, association avec laquelle le PEROU a signé une convention valorisant son apport en expertise au projet. Nous aurions souhaité, et souhaitons encore, rémunérer bien plus décemment tout le monde, à la hauteur de l'investissement, parfois colossal, fourni.


Question 2 :

Vous n'êtes pas les premiers à ne pas avoir les moyens d'agir comme ils le souhaiteraient, et vous ne répondez pas à la question des conséquences pour le projet de son financement par l'État...


Réponse :

J'y viens. Personne ne peut sérieusement prétendre que bénéficier d'argent public, directement ou indirectement de l'État, condamne à servir les politiques qui ont cours, en l'occurrence les politiques migratoires portées notamment par le Ministre de l'Intérieur. Nous avons, comme vous sans doute, des amis ayant bénéficié d'aides à la création de l'État, par le CNL, par le CNC, par l'Université, par un théâtre public ou un musée national, et leurs textes, images, pièces ou performances qui en ont résulté n'ont sans doute jamais fait l'éloge des politiques migratoires contemporaines.

Nous, comme vous, comme ces amis, savons et ne cessons de dire que les politiques migratoires contemporaines consistent aujourd'hui principalement à tuer ou laisser mourir, à lacérer des tentes et terroriser, à expulser et enfermer pour « rendre la vie impossible », selon les mots de Gérald Darmanin. Alors, sur scène, dans les livres, dans les musées ou ailleurs, chacune et chacun essaie, avec ses outils, dans sa langue, à la force de ses propres gestes, de faire advenir d'autres mondes que celui-ci, irrespirable.

Au PEROU, nous pensons que créer une flotte européenne de navires de sauvetage en haute mer, et nous relier ainsi, sur les rivages, pour mener à bien une telle œuvre monumentale, est une manière effective de faire face et contre-feu. C'est une hypothèse de travail, une tentative, car jusqu'alors rien ou si peu n'a semble-t-il eu d'effet sur la violence qui s'abat sur celles et ceux qui cherchent refuge en Europe. Aucun livre, aucune image, aucune autre pièce chorégraphique ou plastique, n'a fait radicalement obstacle au monde qui prévaut, quand bien même nombre de ces œuvres se sont prévalues, et c'est bien la moindre des choses, de l'ambition folle de changer le monde. C'est avec de l'argent public, qui est notre argent, que nous travaillons depuis trois ans, à bout de bras, pour essayer de rompre avec cette impuissance.

La question que vous posez est donc précisément celle de la conséquence de nos actes, question ouverte et posée à nous toutes et tous, artistes notamment : quelles œuvres porter au monde afin qu'advienne une autre politique que celle, criminelle, qui prévaut aujourd'hui ? Question qui pourrait se poser à peu près dans les mêmes termes aux militants : dans quelles formes traduire notre colère afin que celle-ci ne s'épuise pas dans son propre ressassement ?



Question 3 :

On peut quand même douter de la capacité d'un navire, une fois advenu, de modifier quoi que ce soit, vue l'étendue du désastre ! Mais sans même parler de ça, vous êtes majoritairement blancs et occidentaux, et répétez qu'il faut sauver ces personnes migrantes en créant un nouveau navire. Par le simple fait de cette histoire, vous produisez un effet insupportable, avant même son dénouement : vous maintenez les personnes migrantes au rang de « pauvres à sauver », et prolongez donc, drapés de bonne conscience, voire de mauvaise conscience, ce qui trame l'aventure coloniale qui, loin d'en finir avec vous, trouve avec vous une nouvelle vigueur ! Ce Navire Avenir, dont le nom est d'ailleurs écrit tout en français sur sa coque blanche comme je crois l'avoir compris, est un monument au colonialisme qui, prétendant sauver, poursuit cette basse œuvre d'humiliation des personnes racisées.


Réponse :

D'abord, personne n'a dit qu'il fallait attendre un dénouement pour mesurer les effets de nos actes, tout simplement parce que nous ne savons pas ce qu'est le dénouement de cette histoire. Le lancement effectif de ce navire ? L'avènement de la flotte ? Les conséquences sur le rivage européen de la mise en œuvre d'une telle flotte ? Les mouvements extraordinaires qui peuvent résulter de la conviction, confirmée par l'existence de cette flotte, qu'une toute autre politique est possible ? Nous disons seulement deux choses : que d'une part, nous avons pris la décision non de produire un nouveau livre, un nouveau film, une nouvelle exposition, mais le premier navire européen de sauvetage en haute-mer, envisagé simultanément comme un outil d'intervention pionnier et un récit sur d'autres politiques possibles ; et, d'autre part, qu'un tel projet ne peut être condamné a priori au motif qu'il viendrait d'un monde que nous détestons, puisqu'il ne peut guère en être autrement.

Ceci étant dit, vous avez raison : ça n'est pas la livraison effective de ce bâtiment de 1 750 tonnes qui marque l'entrée du projet dans le réel. Des effets adviennent aussitôt que nous en produisons des récits, que nous nous organisons pour le faire advenir, que nous l'inscrivons à l'ordre du jour d'une institution culturelle, que nous exposons cette histoire ici-même ce soir. Nous faisons déjà de la politique en effet, politique que vous qualifiez donc de « coloniale »...


Question 4 :

Je vous interromps pour préciser qu'à mes yeux ce navire ne relève évidemment pas d'une politique coloniale, mais précisément d'une politique « néo-coloniale », comme savent la commettre nombre de nos contemporains pétris de bonne conscience qui maintiennent, sous des formes souvent discrètes parce qu'apparemment indiscutables, des pratiques de domination de personnes racisées.


Réponse :

Entendu, merci pour cette précision. Permettez-moi d'abord de vous répondre que, forcément, les personnes migrantes qui embarqueront dans le Navire Avenir auront été sauvées, et il serait invraisemblable de renoncer à ce geste, de sauvetage, au motif qu'il implique une dissymétrie. C'est l'une des caractéristiques non seulement du geste de sauvetage, mais de l'acte d'hospitalité lui-même, comme a pu l'écrire Michel Agier par exemple. Cette inégalité première qui caractérise le geste n'empêche néanmoins pas l'histoire qu'il ouvre de devenir celle d'une relation intersubjective, égalitaire. Sachez par exemple que certains rescapés avec lesquels nous travaillons ont insisté sur la nécessité de pouvoir exprimer leur gratitude aux marins-sauveteurs qui les ont sauvées, en nous faisant bien comprendre que c'était là un besoin fondamental pour eux, pour leur construction ou reconstruction de sujet. C'est ce sur quoi nous travaillons aussi alors en réfléchissant à la forme que pourraient prendre des témoignages de reconnaissance adressés aux membres de l'équipage du Navire Avenir.

D'autre part, contrairement à ce que vous laissez entendre, nous travaillons depuis le début du processus avec des rescapés : dès septembre 2021, au Centre Pompidou-Metz, celles et ceux qui ont fait cette traversée tragique de la Méditerranée prenaient part active au projet. Depuis, à Varsovie comme à Marseille, à Milan comme à Rouen, Barcelone ou Palerme, des étudiants, chercheurs, concepteurs, ont travaillé avec des réfugiés sur tel ou tel chapitre du projet. Enfin, depuis 2022 nous organisons des ateliers de conception au sein du lieu de vie des demandeurs d'asile de l'association des usagers de la PADA qui détiennent la maquette du navire. Toutes les phases de conception du navire ont bénéficié de l'expertise de ces rescapés, autant que celle de marins sauveteurs, de pilotes, de professionnels du soin. Comme nous l'évoquions tout à l'heure, nous avons d'ailleurs signé une convention de partenariat scientifique avec ces rescapés nous ayant permis, à deux reprises, de financer l'activité de leur association avec les subventions que nous avons reçues du Ministère de la Culture.


Question 5 :

Est-ce que c'est ce financement du Ministère de la Culture française qui explique donc que le nom du navire soit français, en plus de porter un pavillon français je suppose ?

Réponse :

Nous travaillons sur l'hypothèse d'un pavillon européen, bien qu'un pavillon national, et nous ne savons pas lequel, pourrait s'imposer pour des questions légales. Mais avec Aliou, Aman, Mariana, Mohamed, Ahmadou, et tant d'autres, qui sont co-concepteurs du Navire Avenir, qui sont des futurs européens, nous portons le Navire Avenir comme un projet européen. Et avec des juristes d'Angers et Palerme notamment, nous travaillons donc à la création de ce pavillon maritime européen.

Mais je reviens une seconde sur cette langue française qui trône, en majesté, sur la coque blanche du Navire Avenir, signe que vous interprétez comme celui d'un lapsus colonial ou néo-colonial. Sachez que nous avions bardé le navire de multiples langues, dont l'arabe, ce qui est encore visible sur certaines représentations, et que cette dimension multilingue devait être, à nos yeux, bien plus présente encore, et se voir de loin pour faire de ce navire ce que nous souhaitons qu'il soit : un bâtiment ami parce que manifestement pluriel, un signe et signal fraternel. Ahmadou, l'un des membres de l'AUP, a pointé l'erreur grossière lors d'une séance de travail il y a quelques mois : si un naufragé en Méditerranée voit un navire approcher portant une inscription arabe sur sa coque, la langue du bourreau Libyen, alors il préfèrera peut-être se jeter à l'eau. Voilà qui explique aussi une part de la blancheur de ce navire, que vous jugez douteuse, qui est en fait stratégique et exigée par les personnes migrantes elles-mêmes.



Question 6 :

Il ne suffit pas de compter dans l'équipe des personnes migrantes ! En quoi ce navire est-il autre chose qu'un dispositif de secours qui ne peut, évidemment, que recevoir l'aval de personnes migrantes consultées ? Qu'est ce qui fait de ce navire un lieu si radicalement nouveau, en rupture comme vous le prétendez ?


Réponse :

Si sauver est l'une des missions de ce Navire Avenir, sept autres verbes en définissent les fonctions, parmi lesquels : raconter, partager, habiter, relier. Ces verbes recouvrent la réalité d'un programme de lieux, mais aussi d'objets, de pratiques à bord visant notamment à reconnaître la singularité de chacune et chacun, mais aussi à créer les conditions d'une autonomie de toutes et tous. À bord, les rescapés se trouvant dans un état post-traumatique, les possibilités sont néanmoins très limitées d'une construction collective réelle. Mais le travail que nous faisons notamment avec les membres de l'AUP consiste à transmettre, du rivage, les récits et informations juridiques permettant à chacune et chacun, aussitôt que possible, de pouvoir se projeter et écrire son propre avenir. C'est une des clés du projet que la manière dont celui-ci est relié au rivage, aux expériences d'autonomie comme celle de l'AUP notamment.

Cette collaboration, aussi effective que sur le sujet de l'inscription de la langue arabe sur la coque, se lit dans divers éléments de programme. Les rescapés ont insisté sur la relation traumatique à la mer, ce qui nous a conduits à dessiner le refuge en hauteur, ce qui a d'ailleurs fait dire à un historien de l'art à Palerme que le Navire Avenir se présentait, dans son plan, comme le dessin renversé des bateaux négriers, les membres de l'équipage de notre navire se retrouvant dans les cales. Ils ont insisté sur la cuisine, et la nécessité de trouver dans celle-ci un véritable réconfort, ce à quoi nous travaillons avec le restaurant des Grandes Tables employant nombre de cuisiniers venus de loin, qui, associés à des nutritionnistes des Hôpitaux de Marseille, conçoivent une cuisine adaptée, en particulier à partir de multiples sortes de riz. Ils ont insisté sur les traumas spécifiques que produit l'exil, nous conduisant à penser avec une attention toute particulière l'espace et le soin réservés aux femmes à bord par exemple. Tout est publié sur le net, sur le site du PEROU ou le blog du Navire Avenir, les éléments précis de programme, comme les paroles des rescapés avec lesquels nous avons travaillé qui ont en partie dirigé la main des architectes, autant que les marins sauveteurs dont l'expertise a été tout aussi cruciale évidemment.


Question 7 :

J'ai été stupéfaite que durant votre présentation vous ayez parlé d'avenir, avec et sans majuscule, mais si peu de présent et de passé. Vous n'avez rien dit du crime présent qui, sous la responsabilité de l'Etat qui vous soutient, a eu lieu et continuera sans doute d'avoir lieu longtemps. Peut-être allez-vous vraiment construire ce navire, et attirer bien de la lumière sur celui-ci, mais quel peut en être le sens, si l'on ne condamne pas, par les mots incessamment mais aussi par les procédures réelles, les gouvernants d'aujourd'hui, Français et Européens, qui sont responsables de ces milliers de vies perdues ? Car s'ils étaient condamnés, nous n'aurions pas besoin de navire ! J'ai l'impression d'un projet qui permet de laver les consciences, qui passe l'éponge spectaculairement, mais qui ne va rien changer dans les faits.


Réponse :

Vous nous prêtez des ambitions plus folles encore que celles que nous avons. Mettre en œuvre le premier navire européen de sauvetage en haute mer, absolument. Poursuivre et faire advenir une flotte, nécessairement. Mais absoudre les gouvernements européens, quand bien même l'un d'entre nous le souhaiterait, comment le pourrions-nous ? Nous savons évidemment qu'il faut tout faire, que construire cette flotte est indispensable, et loin d'être suffisant néanmoins, que condamner les politiques migratoires contemporaines l'est tout autant, indispensable et insuffisant. Mais peut-être que nous nous sentons capables de porter cette flotte, mais assez peu en capacité de monter le procès.


Question 8 :

Je ne vous accuse pas de vouloir couvrir un crime et je ne vous prête pas ce pouvoir. J'alerte juste sur l'instrumentalisation de ce projet par des responsables qui pourront en faire argument, et qui pourront ainsi prolonger des politiques assassines, se sachant possiblement couverts par l'existence d'un tel projet qu'ils auront soutenu « en même temps » !


Réponse :

Si tel ou tel responsable imagine qu'il convient de mettre en œuvre le sauvetage pour pouvoir organiser la noyade, c'est d'un degré de perversité assez poussé, mais aussi d'efficacité très douteuse. Et pourquoi d'ailleurs ne pas offrir les conditions d'une instrumentalisation maximale ? Pourquoi ne pas faire que, pour les cyniques aussi, le sauvetage en haute-mer devienne un slogan, une fierté politique ? Pourquoi ne pas contribuer à faire se répéter l'éloge de l'hospitalité dans tous les discours, à la faire s'inscrire dans nos habitudes sinon dans notre culture politique, si nous avons le pouvoir de tout cela ? Nous ne pouvons réécrire l'histoire et empêcher les milliers de disparitions d'avoir eu lieu ces dernières années : il est avéré, et nous n'y pouvons plus rien, que la mer Méditerranée est un cimetière effroyable. Nous pouvons cependant écrire l'histoire à venir, et faire cesser ce crime : ce n'est pas qu'une hypothèse, c'est une nécessité, pour nos enfants, des deux rivages. C'est ce à quoi nous travaillons. C'est peut-être trop peu, et nous ne disons en tout cas pas que c'est satisfaisant. Cela n'empêche personne, nous toutes et tous y compris, de prolonger, d'ouvrir d'autres chantiers, de faire tout ce qu'il y a à faire, y compris pour celles et ceux qui ont disparu qu'on ne peut oublier. L'une des personnes avec laquelle nous travaillons a fait la traversée en 2013. Son petit frère, quelques années plus tard, a voulu suivre la même route que lui, et il a perdu la vie en mer. Ce grand frère nous a dit que prendre part à la construction du Navire Avenir c'était pour lui une manière de faire que cette vie perdue n'ait pas servi à rien. On ne sait pas comment un acte au présent, tel que celui de contribuer à un tel projet, converse avec le passé, pendant que l'on répète que l'on essaie ainsi d'inventer un futur. Mais quelque chose a lieu pour certains, dans ce chantier, de l'ordre d'une prière pour celles et ceux qui ont disparu, assassinés par une politique des frontières conduite par les gouvernements actuels.


Question 9 :

Tout ceci me semble tellement compliqué ! Je suis terre-à-terre moi ! Vous êtes un collectif engagé sur les migrants, c'est formidable. Vous savez mobiliser de l'argent pour agir, c'est extraordinaire. Mais si vous savez lever 27 millions d'euros, ou même que 142 000 euros, et mobiliser plein de jeunes, pourquoi ne pas soutenir au présent SOS Méditerranéenne et les actions des associations qui ont tant besoin de moyens et de soutien ? Pourquoi engager autant d'énergie dans l'objectif de créer une flotte européenne pour le futur, alors que les gens meurent noyés aujourd'hui, et que cette énergie, et cet argent, on en a besoin maintenant ? Excusez-moi, mais vous me paraissez un peu hors-sol...

Réponse :

C'est l'une des premières objections des équipes de SOS Méditerranée en 2020, alors que nous leur exposions ce projet. En substance, ils nous disaient : « c'est au présent qu'il faut agir ». Voilà que l'avenir se rapproche désormais, trois ans plus tard, et que ça n'est plus un plan sur la comète, mais un projet pour un présent à venir qui sera frappé par un choc climatique plus puissant encore, et des mouvements migratoires au centuple. C'est le premier navire d'une flotte spécifiquement conçue pour le sauvetage de masse dont l'humanité ne peut pas ne pas se doter pour la Méditerranée et pour bien d'autres mers. Nous nous organisons pour essayer d'être au rendez-vous de ce qui arrive, de ce qui va nous arriver.

Mais vous avez raison, nous en avons besoin au plus vite, car aujourd'hui-même, à l'instant où nous parlons, des personnes meurent noyées. C'est aussi pourquoi nous ne cessons depuis le début de notre travail de témoigner de l'action de SOS Méditerranée au présent, d'inviter ses membres à prendre la parole avec nous, d'organiser des levées de fonds pour financer les missions de l'Ocean Viking comme à la Friche la Belle de mai à Marseille où nous organisons le 5 mai un grand repas dont la totalité des recettes sera versée à l'ONG. C'est pourquoi aussi nous réfléchissons à comment nos travaux de recherche et de création peuvent contribuer d'ores et déjà à soutenir et équiper les opérations en mer. Avec les cuisiniers qui travaillent aux programmes culinaires pour l'Avenir, nous étudions l'hypothèse d'une mise en œuvre d'une « cuisine d'urgence » à bord de l'Ocean Viking. Avec les soignants des Hôpitaux de Marseille, nous évoquons des collaborations aussitôt que possible avec SOS Méditerranée.

Essayons, en toute chose, de renoncer à la binarité : non seulement concevoir l'Avenir ne nous détourne pas du présent, mais lever un tel chantier naval peut donner un souffle nouveau à celles et ceux qui œuvrent déjà au quotidien. Il ne faut pas oublier que le projet vient de là : nous artistes, architectes, chercheurs, nous nous sommes rassemblés pour donner davantage de force aux gestes d'aujourd'hui, à ces gestes de sauvetage et de soin qui font tenir notre humanité, à ces gestes auxquels nous tenons. Et il se peut que, pour les marins sauveteurs de SOS Méditerranée, savoir que plus de cinquante écoles en Europe se sont mobilisées pour concevoir leur prochain navire leur a donné, au présent, un peu plus de force. C'est aussi à cela que nous travaillons, et c'est ce que nous pourrions peut-être retenir de cette soirée : qu'en ce moment même, des marins sauveteurs sont en mer Méditerranée, et qu'ils ont besoin de nos forces rassemblées pour agir davantage encore. Et de ce rassemblement, nous pouvons notamment faire advenir des navires : nous en avons la force, nous avons aussi cette force, et c'est ce que nous essayons de faire entendre, par les actes.


Question 10 :

Je n'arrive pas à me faire à l'idée que vous puissiez être payés. C'est pour moi le propre de charognards que de se saisir de ce crime organisé pour développer des projets valorisants et valorisés, alors qu'il faut juste faire cesser le crime. C'est indécent, et je le dis depuis que j'ai pris connaissance des actions du PEROU, il y a 10 ans peut-être.


Réponse :

Nous avons créé le PEROU aussi pour cette raison, très simple : sur les terrains militants, avant 2012, nous faisions face à des forces qui expulsaient et détruisaient, notamment des compagnies de CRS, forces rémunérées par la collectivité à temps plein, avec 13e mois. L'une des ambitions du PEROU était de devenir un outil à même de lever des fonds publics, notamment des mondes de l'art et de la recherche, afin que la collectivité offre des moyens équivalents à celles et ceux qui construisent. Notre référence était le salaire brut moyen d'un CRS : 2 500 euros à l'époque. C'est 2 800 euros aujourd'hui. Nous n'y sommes jamais arrivés, et le bilan financier de trois ans de travail pour la création du Navire Avenir est déplorable : nous avons levé 142 000 euros, dont plus des deux tiers ont été affectés à des frais de production, ce qui fait que nous avons rémunéré seulement 29 personnes, et ce avec moins de 40 000 euros. Pour un total donc de 1 300 euros d'honoraires par mois à se distribuer, nous avons travaillé, collectivement, avec la paye d'un demi-CRS. Il ne nous semble pas scandaleux que les équipes du PEROU, comme de tant d'autres collectifs, soient enfin reconnues comme des compagnies républicaines dotées de moyens leur permettant de ne pas se mettre en péril pour construire. Exiger de la collectivité 2 800 euros brut par mois, comme n'importe quel CRS, n'est à notre sens pas indécent.



Question 11 :

Je reviens au navire, que je trouve pour ma part vraiment formidable, mais vous parlez de flotte, comme si c'était une opération magique : vous créez un navire, une flotte européenne va advenir. Comment comptez-vous vous y prendre ?


Réponse :

C'est en quelque sorte un navire de navires : l'enjeu de créer une flotte est au cœur du propos depuis les premiers instants. Car il va sans dire qu'un navire ne suffira pas, tant la crise est conséquente, et va s'amplifier. Car il va sans dire qu'il faut aux générations futures plus qu'un seul outil de cette nature, pour la Méditerranée et pour ailleurs. Alors, nous avons lancé ce chantier pour créer le premier de ces outils, mais nous portons celui-ci au devant d'acteurs tels que l'Union européenne et l'UNESCO en ne cessant de leur affirmer que bien d'autres navires manquent et manqueront, qu'il est de leur ressort de faire advenir. Nous créons néanmoins un peu davantage que les conditions de réalisation de ce premier outil. Nous avons créé une association, Navire Avenir, dont l'un des objets est de prolonger le travail de recherche et de création une fois le navire advenu, et les moyens pour amorcer ce travail sont compris dans les 27 millions que nous cherchons aujourd'hui. En outre, il y a à bord un espace dédié à ce travail de développement pour que des artistes, architectes, chercheurs poursuivent le travail d'enquête sur ce qui a lieu en haute mer et dessinent les navires manquants. Rien n'est magique, mais l'idée d'une flotte est davantage qu'une idée. D'un strict point de vue architectural, le Navire Avenir contient la conception des navires qui ne cesseront de manquer.





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