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12. Vents contraires (1 : autour de la table avec des amis)

Pour construire l'Avenir, il nous faut lever 27 millions d'euros. C'est colossal. C'est néanmoins à portée de main, parce qu'il est impensable que nous n'y parvenions pas. Nous nous constituerons donc puissance financière. De proche en proche, pour commencer. Tel est le processus de l'action engagée ce mois de mai : nous réunir à 100, apporter chacune et chacun 10 euros au chantier, inviter dans les 10 jours suivants 10 proches à prolonger le processus, ad libitum, en chérissant la loi exponentielle, en nous appuyant sur une plateforme dédiée accessible à cette seule assemblée en expansion. Nous construirons ainsi l'Avenir en ne cessant de nous raconter son histoire, de bouche à oreille. Car, pour bâtir et faire tenir, il faut agencer solidement des matières tout autant que des désirs. Autour de la table, c'est ce que deux d'entre nous ont présenté, il y a quelques jours, à quelques personnes réunies. Des questions n'ont cessé de jaillir alors, faisant s'éterniser la soirée. Tout a été enregistré. Tout est retranscrit ci-dessous : 23 questions, et autant de réponses. Nous publions ces échanges ici aussi car cela peut servir à une ou un 101e qui souhaiterait rejoindre ce processus de proche en proche (nous contacter alors ici : contact@navireavenir.eu) (images : première assemblée bâtisseuse de l'Avenir réunie aux Grandes Tables de la Friche la Belle de mai, Gaëlle Henkens)




Question 1 :

Peux-tu m'expliquer plus en détails ce qui fait de ce navire un outil si spécifique, et ce qui d'un point de vue architectural nécessitait la création d'un nouveau bâtiment, opération coûteuse et prenant du temps, alors que tous les navires de sauvetage en mer aujourd'hui sont des navires non spécifiques mais réhabilités pour les besoins de l'urgence et qui, j'ai l'impression, font le boulot ?


Réponse :

À partir de juin 2020, nous avons travaillé avec des marins sauveteurs et des rescapés afin de comprendre ce qui se passait précisément en haute mer aujourd'hui. Nous avons appris que depuis 2015 environ, les opérations s'étaient multipliées, en Méditerranée centrale notamment, créant de nouvelles compétences liées à des situations inédites : de très nombreuses personnes particulièrement traumatisées se retrouvent quotidiennement en péril en haute mer. Nous avons étudié les documents décrivant les gestes et les procédures de ce qui se nomme désormais le « sauvetage de masse », et nous avons compris combien les bateaux utilisés n'étaient pas adaptés, ne permettant pas à ces gestes et procédures de se déployer de manière optimale. Ce sont des heures d'entretiens et d'enquêtes qui nous ont conduits à approcher les caractéristiques d'un navire manquant.

En mars 2021, nous avons dessiné une première esquisse de ce navire avec notamment l'architecte naval Marc Van Peteghem et le designer Marc Ferrand, esquisse répondant à quelques grands premiers enjeux :

Il fallait un outil d'intervention alliant rapidité, stabilité, économie d'énergie. Nous avons donc dessiné un catamaran de 69 mètres de long, surmonté de deux ailes solides permettant de bénéficier de la force du vent pour 30% de ses besoins en énergie, doté de quatre navires annexes, deux de 6 mètres 50 pour rapidement rejoindre les situations de péril et apaiser celles-ci, deux de 10 mètres pour permettre d'embarquer une quarantaine de personnes et les ramener au navire amiral.

Il fallait un outil permettant d'accueillir les personnes de manière sécurisée, alors qu'aujourd'hui sur tous les navires cela se fait par une échelle de bordée déployée sur le flanc de la coque, échelle que doivent grimper ces personnes traumatisées et affaiblies. Nous avons imaginé deux rampes et deux treuils à l'arrière des deux flotteurs du catamaran permettant d'acheminer les navires annexes jusqu'au niveau d'un pont supérieur, ce afin que les rescapés posent un pied à bord du Navire Avenir en toute sécurité.

Il fallait des équipements à bord adaptés aux traumas des personnes. Nous avons prévu un hôpital équipé permettant de faire de la petite chirurgie, de traiter les brûlures souvent causées par un mélange de fuel et de sel répandu dans les embarcations, de traiter les noyades par de l'oxygène produit à bord.

Il fallait un soin psychologique particulier. Nous avons prévu des espaces dédiés, notamment pour accueillir les femmes et les enfants. Nous avons prévu un pont-refuge en hauteur, le plus éloigné de la mer dont la vue demeure pour beaucoup terrifiante, en capacité d'accueillir plus de 350 personnes.

Il fallait des équipements permettant de stocker et préparer du riz en grande quantité, des sanitaires en abondance, un lieu collectif principal ouvert aux quatre horizons, la présence de langues multiples, des espaces pour une quarantaine de membres d'équipage. Chaque détail du projet a été pensé en fonction des besoins si particuliers que nous ont décrits sauveteurs et rescapés, des besoins pour sauver et prendre soin des vies.


Question 2 :

Est-ce que pour autant ces éléments ne pouvaient pas être ajoutés à des navires existants, ce qui aurait été sans doute plus écologique ? Mieux vaut réhabiliter que lancer un nouveau chantier coûteux en argent comme en énergie.


Réponse :

Minimiser l'impact environnemental est un des enjeux du projet, et nous avons au début imaginé cette hypothèse d'une réhabilitation d'un navire existant. Mais, très rapidement, il a fallu y renoncer, tant les besoins nous apparaissaient spécifiques : une réhabilitation de cette envergure aurait été trop coûteuse.

Au-delà de cette première considération, déjà décisive, un navire nouveau s'imposait d'un point de vue écologique : les normes environnementales sont encore très peu intégrées aux chantiers navals, considérant par exemple les matériaux, l'amiante, les systèmes de motorisation loin d'être hybrides, la gestion de l'eau et des déchets. Ces éléments sont inscrits au cahier des charges du Navire Avenir qui, du point de vue du développement durable, se veut un laboratoire, alors que les navires utilisés aujourd'hui par les ONG, comme l'Ocean Viking de SOS Méditerranée construit en 1986, sont catastrophiques sur tous ces plans.

Le Navire Avenir est donc un projet manifeste du point de vue du sauvetage, au regard de l'augmentation de situations de péril en Méditerranée et bien au-delà, mais aussi du point de vue écologique, ce qui est absolument nécessaire : nous savons que l'augmentation des mouvements migratoires à venir, et donc du péril en mer, seront aussi causés par le choc climatique, alors il fallait créer un navire qui n'aggrave pas les causes du péril en réponse duquel il a été imaginé.



Question 3 :

S'il faut un navire neuf, ce que je veux bien entendre, on a l'impression en voyant l'image que c'est un vaisseau technologique, ce qui me semble un peu hors de propos, voire me refroidit pour contribuer à sa construction. J'ai l'impression qu'on engage des moyens dans des enjeux qui dépassent largement le strict sauvetage et que, comment dire, il faudrait des navires peut-être plus simples, moins luxueux.


Réponse :

Le cahier des charges a été élaboré avec des marins sauveteurs, des rescapés, des soignants, et nous nous sommes efforcés de traduire précisément, dans le projet, les besoins exprimés par ces experts. Nous avons la responsabilité de faire advenir un outil pionnier, le premier navire d'une flotte nécessaire à l'humanité en mer Méditerranée, mais aussi ailleurs sur le globe. L'enjeu est de taille, et nous devions dessiner un bâtiment particulièrement efficace. Il n'y a pas de superflu, ni dans le dessin, qui est radical, ni dans les matériaux et équipements, qui restent très sobres et légers, aussi parce que nous souhaitons offrir un maximum de modularité aux usagers : les situations ne sont évidemment pas maîtrisables, et ce qui aura lieu demain ne peut pas être précisément paramétré. Cette modularité reste très forte sur tous les ponts, le pont-refuge, le pont-place, le pont-nacelle, qui doivent être adaptés en fonction du nombre de personnes accueillies, en fonction de la situation sanitaire et du développement par exemple d'une pandémie à bord. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour ajuster le dessin aux enjeux, pour créer un outil d'intervention en situation de crise qui coûte 27 millions pour 5 100 mètres carrés. Pour comprendre ce volume financier, on peut prendre comme référence le coût de construction d'un hôpital qui est d'environ 4 000 euros du mètre carré, soit 20 millions pour 5 100 mètres carrés. Restent donc dans notre cas 7 millions d'euros pour doter cet hôpital des mers de machines, technologies, équipements nécessaires à sa flottaison et à sa propulsion, ce qui est peu.



Question 4 :

Pouvez-vous alors nous expliquer précisément à quoi sont destinés ces 10 euros en cascade, et ce que nous allons donc demander à nos proches d'exactement financer ?

Réponse :

Le détail du financement sera présenté sur une plateforme dédiée qui servira à chacune et chacun d'outil d'information, voire de formation, à adresser à ses proches. Après trois ans, le projet est désormais parvenu à une phase de réalisation. La phase de recherche a été portée en très grande partie bénévolement, pour un montant estimé à 650 000 euros, et financée par des institutions culturelles à hauteur de 142 000 euros. Cette somme a permis de travailler avec les experts, d'expérimenter des éléments à échelle 1, de construire trois maquettes, de mener des ateliers publics, et, pour un tiers de cette somme, de rétribuer très peu certains des concepteurs associés, dont des réfugiés, soit directement, soit par l'intermédiaire de deux associations.

Ces équipes ont désormais besoin d'un financement d'une autre ampleur pour finaliser les études, parfaire les dessins, entrer en relation avec un chantier naval, construire le navire et le lancer, développer le travail de conception d'une flotte. Tout ceci est estimé à 27 millions d'euros, et sera décrit précisément sur la plateforme, avec un soin particulier à décrire quelles parties du navire seront pas à pas financées grâce à la mobilisation des donateurs que nous sommes. C'est un processus d'assemblage qui sera présenté, et chaque don des membres de l'assemblée que nous formerons alors contribuera à faire advenir une pièce précise de cet assemblage.



Question 5 :

Mais c'est une somme colossale que nos forces réduites, de 10 euros en 10 euros, ne parviendront jamais à atteindre ! C'est un peu dérisoire, et ça risque d'être perçu comme le signe d'un certain amateurisme. Pourquoi ne pas travailler avec une équipe de professionnels à une véritable levée de fonds pour un projet qui doit impliquer des puissances financières et politiques d'une autre envergure ? J'ai bien peur que mes proches ne comprennent pas en quoi leur contribution peut être décisive vue l'échelle de ce projet.


Réponse :

Ce que nous souhaitons mettre en place avec nos proches n'est qu'une phase du financement global évidemment, mais c'est une phase cruciale. Elle permet de transmettre le récit de ce navire et de nous relier ainsi, aussi nombreux que possible, par cette histoire, en prenant soin précisément des éléments de pensée que l'on se transmet, en évitant donc les slogans du marketing faits pour mobiliser en nombre de manière réflexe, mais peut-être pas sur le fonds des enjeux, ce qui est pourtant crucial vue l'ampleur du défi. Une telle procédure, de proche en proche, par amitiés successives dessinant une constellation, permet de faire que les premières forces financières viennent de cette communauté reliée par le désir d'une tout autre Europe, et par une connaissance fine du projet, jusque dans ses détails architecturaux. Chacune et chacun deviendra non seulement donateur, mais réellement porteur de l'Avenir. Cette expérience, fragile c'est certain, peut nous permettre de nous donner de la force et de donner de la force au projet, force financière comme de conviction. C'est une étape décisive donc, qui peut nous conduire loin : si nous parvenons à bien nous organiser, à bien faire tenir ce processus de 10 jours en 10 jours, nous pouvons arriver à des sommes importantes.


Question 6 :

Mais vous ne comptez quand même pas uniquement sur cette force, dont l'ampleur reste très hypothétique quoi que tu en dises !


Réponse :

Peut-être que certaines forces nous paraissent dérisoires aussi parce que nous ne croyons pas suffisamment qu'il puisse en être autrement ? C'est aussi l'une des questions de ce processus de levée de fonds : de quelle manière nous nous relions, et comment certaines manières de faire nous permettent de lever des forces que nous ne soupçonnions pas ? C'est le défi : bien nous raconter cette histoire les uns aux autres, d'où elle vient et où elle va, afin de nous donner la capacité de la faire s'accomplir. Si nous faisons cela parfaitement, si nous trouvons les bonnes manières de nous relier les uns aux autres, on peut lever des millions. Nous pourrions peut-être devenir réellement une puissance financière. Tout va dépendre de notre soin à se raconter cette histoire, de bouche à oreille, et à nous mobiliser, ou nous « émouvoir », si l'on entend encore dans ce verbe la dimension de « mise en mouvement ».

Ceci étant dit, nous nous rapprochons parallèlement d'acteurs publics européens comme de fondations privées, qui peuvent aussi trouver du sens à apporter leur contribution à un processus d'abord porté par les citoyennes et citoyens que nous sommes. C'est particulièrement le cas pour l'Europe par exemple : faire la démonstration que nous sommes nombreuses et nombreux à désirer ce navire est un atout peut-être décisif. Alors sans doute ne parviendrons-nous pas à lever les 27 millions nécessaires avec nos seuls proches, mais nous pouvons apporter une part de cette somme et la force permettant de lever les millions manquants auprès d'acteurs qui seront d'une certaine manière « obligés » par cette dimension citoyenne, qui est déjà inscrite au cœur du projet. Il ne faut pas oublier en effet que nous allons apporter les moyens financiers pour réaliser un navire à la conception duquel environ 500 étudiants et chercheurs d'Europe et d'Amérique du Sud ont contribué, avec énormément d'enthousiasme et de détermination, et un engagement bénévole qui sur trois ans se chiffre à 650 000 euros. La contribution des citoyennes et citoyens a donc déjà commencé depuis 3 ans, et chacune et chacun a donné bien davantage que l'équivalent de 10 euros et de 10 conversations.



Question 7 :

J'avais une question liée à celle qui vient d'être posée, à laquelle tu as en partie répondu je pense. Je voulais savoir que dire à mes proches si nous ne parvenons pas à atteindre les 27 millions d'euros, ce qui me semble évidemment aussi inatteignable, même si j'ai très envie d'être contredite par les faits !


Réponse :

Oui, il faut bien raconter cette histoire du processus de financement. Savoir effectivement rappeler que depuis 3 ans, nous avons en bénévolat su mobiliser l'équivalent donc de 650 000 euros, et que nous avons été soutenus à hauteur de 142 000 euros par une quinzaine d'institutions culturelles. Bien préciser donc que c'est un processus de financement qui s'inscrit dans un processus au long cours, et qui agit désormais sur la phase de réalisation. Comme le présentera le scénario de financement que nous publierons sur la plateforme dédiée, les premières sommes iront à la finalisation des études et au financement de tout ce qui relève du sauvetage, et en particulier des gilets de sauvetage, des navires semi-rigides, des équipements de recherche. Ainsi, si par malheur nous en restions là, ces éléments pourraient être effectivement acquis et donnés aux ONG qui œuvrent en Méditerranée aujourd'hui. Mais il faut donc aussi bien savoir que nous travaillons avec des conseillers, comme la Fondation NEEDE Méditerranée, à déployer un plan d'action de financement qui engage des grands acteurs du monde maritime, des acteurs publics européens, des institutions bancaires spécialisées dans le financement d'actions d'intérêt général. Et il faut enfin ne pas oublier de rappeler que tous les dons qui seront faits seront éligibles à une défiscalisation à hauteur de 66%, ce qui veut dire que sur 10 euros donnés, et déclarés à l'administration fiscale, 6,60 euros seront récupérés par les donateurs sous la forme de crédits d'impôts. Si nous parvenons à lever 27 millions à nous seuls, c'est dans les faits 18 millions qui seront apportés par l'État. C'est peut-être la plus juste définition d'une politique publique : un acte citoyen soutenu par des pouvoirs publics, une action publique entraînée par nos désirs associés.



Question 8 :

Si je comprends bien, le financement que nous allons lever porte donc sur les études finales, le portage du projet, la construction effective du navire par un chantier naval, et le développement des recherches pour concevoir la flotte. Mais il y a un point qui demeure obscur pour moi : avec quels moyens allez-vous faire fonctionner ce navire qui, même s'il est sobre, va coûter énormément d'argent j'imagine. Il va falloir qu'on explique cela aussi à nos proches : financer un investissement sans s'assurer des moyens de fonctionnement c'est absurde. Mieux vaut alors financer le fonctionnement des outils existants, et donner ces 10 euros directement à SOS Méditerranée.


Réponse :

Le budget de 27 millions d'euros couvre en effet tous les besoins pour mettre à disposition de SOS Méditerranée ce nouvel outil défini notamment avec ses marins sauveteurs. Un élément important du cahier des charges portait sur les coûts de fonctionnement du navire, coûts qui devaient rentrer dans le modèle économique actuel de l'ONG qui lève à peu près 23 000 euros par jour pour le financement de ses missions. Nous avons travaillé donc à la création d'un outil également adapté à la capacité financière de SOS Méditerranée. Le Navire Avenir est d'un calibre plus important que l'Ocean Viking, bien que d'une longueur exactement identique, mais à bien des égards, il est plus économe. Neuf, il ne demande pas les moyens importants engagés dans la maintenance du vieux navire actuel construit, je le rappelle, en 1986, d'ailleurs pour l'assistance en mer du Nord pour l'industrie pétrolière et gazière. Sobre en énergie, utilisant la seule force du vent pour 30% de ses besoins en énergie de propulsion, il nécessite moins de moyens pour naviguer. Nous avons donc dessiné un outil plus efficace, permettant de nous assurer que l’affréteur, SOS Méditerranée, aura les moyens de l'utiliser pour davantage d'efficacité. Cet investissement est donc une aide réelle, à moyen terme, apportée à SOS Méditerranée.



Question 9 :

Tu parles d'un moyen terme, mais combien de temps cela va prendre ? Nos proches souhaiteront que leur don ait une efficacité réelle et rapide au regard de l'urgence. Je me suis documentée avant de venir à cette soirée, et j'ai notamment lu qu'entre janvier et mars 2023, au moins 441 personnes ont péri par noyade en mer Méditerranée. C'est d'une ampleur jamais constatée depuis 10 ans. C'est maintenant que nous avons besoin de navires.


Réponse :

Dès que nous aurons 20 % des 27 millions d'euros et des garanties que des acteurs publics, privés et bancaires nous suivent, nous pourrons lancer le chantier qui devrait prendre entre 18 et 22 mois. Nous devons donc au mieux attendre encore deux ans avant de voir l'Avenir à quai, ce qui est évidemment très long. Mais nous travaillons aussi à faire connaître cette urgence à chaque rencontre que nous organisons, et chacune et chacun peut aussi donner à SOS dans le même élan. En outre, des parts des travaux de recherche et de création que nous finaliserons grâce à ces financements nous permettront de mettre en œuvre certains éléments, comme la cuisine d'urgence par exemple, à bord de l'Ocean Viking. Enfin, il faut bien considérer que ce chantier porte aussi sur des situations qui vont se multiplier et pour lesquelles nous aurons besoin de tels outils. Lever un tel chantier, c'est aussi nous réunir pour confier aux générations futures des moyens nouveaux pour agir.



Question 10 :

On sent que l'on peut être réticent à donner à cause de l'urgence, et donc que certains d'entre nos proches vont préférer donner aux navires existants, même s'ils ne sont pas parfaits, plutôt que pour ce navire parfait mais qui ne se concrétisera que dans deux ou trois ans, ce qui est colossal en termes de pertes humaines. Mais je pense que certains objecteront aussi qu'investir dans un navire est moins crucial qu'investir dans des structures d'accueil sur terre : les personnes migrantes passent de toute façon moins de temps en mer que sur terre, et c'est surtout sur terre qu'il faut soigner les lieux, les pratiques, les gestes de l'hospitalité. Obtenir 27 millions d'euros pour construire plus de lieux sur terre ne serait-il pas plus judicieux ?


Réponse :

On comprend bien que le principal obstacle à notre mobilisation, c'est ce genre de pensée binaire, qui nous tente dangereusement et bien souvent nous conduit à préférer ne rien faire. En l'occurrence, certains d'entre nous pourraient donc s'abstenir de financer la construction d'un navire au motif qu'il vaudrait mieux construire des lieux sur terre. Peut-être que, au contraire, construire des navires ensemble peut nous mettre en mouvement pour lever les autres chantiers nécessaires, sur le rivage ? C'est ainsi que nous pensons le projet, y compris sur certains de ses volets cruciaux pour soutenir voire rénover l'accueil en Europe : le navire est aussi un laboratoire pour créer sur le rivage une compétence collective des tout premiers gestes du secours, pour développer le plurilinguisme dans nos espaces publics, pour former nos futurs cuisiniers à une cuisine d'urgence nécessaire à diverses situations de crises sur terre, pour transmettre hors Marseille l'expérience des rescapés qui se sont constitués ici en association d'aide juridique notamment. C'est aussi par le biais de ce chantier manifeste que nous souhaitons porter à l'UNESCO l'instruction visant à faire inscrire les gestes de l'hospitalité au patrimoine mondial, ce qui vaudra pour tous les gestes de l'accueil qui ont besoin d'une reconnaissance et d'une protection renforcées. Il n'y a aucune raison d'opposer nos chantiers navals et terrestres, pour peu que nous les tenions reliés. C'est cette liaison qui est au cœur du processus de conception engagé depuis 2020 et qui a vu des étudiants de Varsovie, Rouen, Bruxelles ou Santiago du Chili se mobiliser, et ainsi se former aux actions nécessaires, pour la mer Méditerranée comme tout autour d'eux, et ce avec le soutien de nombreuses institutions culturelles qui nous ont permis d'aller à la rencontre de nombreux publics, d'écoles comme d'EHPAD, où nous avons fait la part belle à cette hospitalité vive qui, seule, peut rendre l'avenir respirable.



Question 11 :

Mais ça ne répond pas vraiment à la question : pourquoi ne pas envoyer beaucoup de navires existants pour rapidement ramener les gens sur le rivage, et investir davantage les lieux sur terre où les personnes auront besoin de soin sur le long terme ?


Réponse :

Oui, il y a aussi des arguments très précis qui plaident pour que nous portions une grande attention aux navires, pour les besoins de l'accueil sur terre. Nous savons par exemple que nombre des chocs traumatiques dont sont victimes les rescapés nécessitent un soin tout particulier, et urgent. Si dans les 6 heures qui suivent certains chocs, aucun espace de réconfort n'est offert, aucun regard ami ne s'est présenté, aucune main soignante ne s'est posée, alors se produiront des lésions irréversibles. Le temps long du soin, d'une vie, d'un avenir, se joue aussi en pleine mer, par la qualité, ou non, de l'hospitalité qui a lieu. C'est un point crucial, qu'il nous faut bien comprendre pour que nous prenions ensemble la mesure des enjeux d'un tel chantier qui ne s'arrête pas à créer les conditions d'une survie en pleine mer. Oui, nous avons absolument besoin de lieux accueillants sur le rivage, mais tout autant qu'en pleine mer, car de ces derniers dépend la qualité, et la possibilité, du soin sur terre. Il faut penser le navire comme un espace relié au rivage, en continuité, en extension.



Question 12 :

Mais comment convaincre que ce navire n'est pas vain ? Je veux dire que c'est un lieu parfait pour le soin en mer, mais on sait que ça risque d'être juste une parenthèse de bienveillance sur un chemin invivable, avec un enfer policier et administratif à venir. C'est assez terrible en un sens, c'est comme offrir un espoir qui, on le sait, sera déçu, et violemment.


Réponse :

C'est une question importante en effet. Avec nos forces aujourd'hui, nous savons peut-être construire un navire, mais pas pour autant tout un rivage. Personne ne se satisfait évidemment de cela, car toute la question est comment à partir de là, on engage des processus et des mouvements qui permettent de poursuivre cette ambition de rendre plus supportable tout le chemin de l'exil. Mais c'est bien cet enjeu qui est au cœur du projet : pour penser ce navire, nous avons engagé une collaboration avec diverses personnes migrantes et notamment celles et ceux qui sont membres de l'association des usagers de la PADA à Marseille. Financièrement, leur apport a été valorisé, et a permis que, ces derniers mois à Marseille, leurs actions d'accompagnement juridique ou de cuisine solidaire aient été un peu davantage soutenues. En outre, leur présence active au sein d'un projet dont nous parlons dans divers lieux en France, à la rencontre de divers collectifs, permet de valoriser et transmettre leur expérience d'auto-organisation très singulière. En bâtissant ensemble un navire, nous tissons des liens sur le rivage qui donnent de la force et des idées, qui consolident des chantiers existants, et qui dessinent aussi peut-être des chantiers à venir. Là aussi, la binarité est inapte à nous faire comprendre ce que nous essayons de faire. En construisant le Navire Avenir, nous construisons aussi le rivage, et c'est même peut-être à partir de ce travail sur un navire que nous parviendrons à donner des forces nouvelles pour faire advenir les lieux, les pratiques, les gestes qui manquent sur terre. Il faut imaginer aussi l'Europe comme une extension de ce navire.



Question 13 :

Voilà qui tombe à pic alors pour une question très naïve, mais qui je crois sera au bout de la langue de tous nos proches : nous savons combien, sur les rivages, les ports sont fermés aux navires. Alors on objectera qu'il ne sert à rien de construire des navires si nous ne savons pas accueillir sur terre. Il y a là plusieurs questions en une sans doute : le caractère utopique, un peu hors sol d'un projet, voire son caractère naïf qui à un moment parie sur le relai des acteurs publics pour parfaire le financement par exemple, alors que ces acteurs publics contribuent à la politique inhospitalière que nous connaissons et à la fermeture des ports. Son caractère inhumain en un sens aussi comme cela a été évoqué à l'instant, puisqu'un si beau navire laissera espérer aux yeux des rescapés une hospitalité européenne magnifique, alors que nombre d'entre eux seront aussitôt renvoyés en Afrique, ou tout au moins accueillis par une violence terrible. Ne ferions-nous pas mieux d'engager des millions pour dissuader les personnes de quitter leurs pays ?


Réponse :

Tout ne peut en effet être réinventé d'un coup, et nous n'avons évidemment aucune assurance qu'après le navire la vie soit sur terre supportable. Mais il faut tout de même se représenter que celles et ceux qui participent au projet sont des européens plus ou moins liés à des mouvements, des collectifs, des associations, des lieux, qui, déjà, font l'accueil : ce chantier naval rend visible un rivage accueillant, fragile, fragilisé, mais réel. On ne peut donc pas opposer à ce point le navire au rivage. Encore une fois, le navire n'est pas isolé, il est une part en extension de ce qu'aujourd'hui l'Europe connaît de plus avancé, de plus hospitalier.

Il faut alors peut-être penser un peu autrement cette question : les Hôpitaux de Marseille par exemple se sont engagés dans le projet pour la simple raison qu'ils accueillent des réfugiés dans leurs services, et que cet accueil sera d'autant plus efficace, et moins coûteux, que des soins auront été offerts en amont. Si l'on suit donc la seule rationalité de la prise en charge des personnes traumatisées par l'hôpital, il est important qu'un tel navire existe, comme une extension du soin terrestre, comme un espace de soin avancé, mobile, flottant, comme une ambulance qui se déplaçant sur la situation du trauma, offre les conditions d'une prise en charge préalable, et peut-être cruciale, à ce qui sera développé au sein de l'hôpital plus tard. Le navire est à penser alors comme une réelle extension maritime de ce que le territoire offre de soin, d'hospitalité. C'est la même question que nous travaillons avec les membres de l'association des usagers de la PADA : quelles informations transmettre à bord pour outiller les rescapés à ce qu'ils vont connaître en Europe, pour les informer aussi des difficultés évidemment, mais des ressources potentielles tout autant.

Ceci vient renforcer les arguments avancés tout à l'heure sur les liens au territoire : lever un tel chantier, c'est renforcer aussi les actes sur le territoire, c'est augmenter nos capacités d'action ici-même, c'est développer et mettre en partage des travaux importants pour tous les lieux sur terre, et c'est relier tous ces lieux sous l'égide de l'UNESCO aussi. Ceci étant dit, la réalisation de ce navire n'offre évidemment aucune garantie sur la transformation de l'accueil en Europe qui dépend de politiques migratoires sur lesquelles nous n'avons pas grande influence, tout au moins jusqu'alors. Mais reproche-t-on à SOS Méditerranée de sauver des vies au motif que l’accueil est délétère en Europe ? Et on peut même assez aisément imaginer que les réseaux qui se sont constitués partout en France, Allemagne, Italie, Suisse, pour soutenir les opérations de SOS Méditerranée ont créé des forces sur terre, ont renforcé voire généré des mouvements et des lieux d'accueil.




Question 14 :

Justement, on sait la mauvaise volonté des pouvoirs publics européens et on sait combien elle va s'aggraver avec la montée des nationalismes et la construction en cours et à venir encore de murs et d'une idéologie du rejet, absolument partout. Et tu disais que tu attendais de l'Europe qu'elle se saisisse du projet, pour développer la flotte, mais la droite conservatrice possède une majorité au Parlement Européen qui rend cette hypothèse pour le moins hypothétique. Je suis d'accord avec l'idée qu'on puisse prendre ce projet comme vain, comme perdu d'avance, et que la situation politique décourage nombre d'entre nous. Si Marine Le Pen arrive effectivement au pouvoir, à quoi ça servira d'avoir un tel navire, puisqu'il n'y aura plus de port, et plus de lieux sur le rivage ?


Réponse :

Ça n'est pas parce que les murs se construisent qu'il n'y a pas de tentatives de passage, alors en riposte aux murs, il faut des navires. Et il ne faut peut-être jamais croire que rien n'est possible, au moins parce que des jeunes générations viennent et qu'il faut leur transmettre une autre histoire que celle de nos impasses aujourd'hui caractérisées.

Alors essayons d'être précis sur la situation et sur les possibles qu'elle offre, malgré tout. L'Europe, toute à droite soit-elle, a engagé un travail législatif en 2020, le Pacte asile et migration, toujours en débat, d'où peuvent sortir des éléments importants, bien que contenant aussi, tu le sous-entends, des éléments très inquiétants. Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission, membre de l'Union démocrate chrétienne, parti allemand très peu progressif, a annoncé dans son discours sur l'état de l'Union européenne en 2020 que « le sauvetage des vies humaines en mer n'est pas optionnel ». C'est un bon point de départ pour construire une flotte européenne. Nous travaillons sur ce navire avec de très nombreuses écoles et universités publiques qui intègrent donc dans leurs programmes, visés sans doute par des tutelles ministérielles, la construction d'un navire européen de sauvetage. L'une des expertise associée au projet, et extrêmement précieuse pour ses apports techniques, est constituée de membres, y compris de la direction, des Hôpitaux de Marseille, équipement public et étatique s'il en est. Le projet a été soutenu par des institutions culturelles publiques ainsi que par le Ministère de la culture, à hauteur de 100 000 euros. Cette liste des alliances avérées comme possibles, qui pourrait s'allonger encore, n'est certes pas décisive en cela qu'elle peut être contredite par la liste des innombrables actes d'inhospitalité dont les acteurs nationaux et européens sont coupables. Mais elle nous raconte que tout ne s'oppose pas à ce navire, et qu'il est important de le souligner, et de travailler à tenir à jour et élargir cette liste. C'est une large part du projet qui est le nôtre, en commençant par faire s'élargir la liste de celles et ceux, citoyennes et citoyens européens, qui soutiennent la création d'une flotte, ce à quoi doit commencer à contribuer ce processus de levée de fonds de proche en proche.



Question 15 :

Oui mais enfin, cette liste se rétrécit vraiment, y compris en France. Marine Le Pen est bientôt présidente, que restera-t-il de cette liste, et du navire ?


Réponse :

Ce navire est porté par des centaines de personnes en Europe, qui ne travaillaient pas à sa construction avant 2020. Il vient en soutien des ONG qui œuvrent en Méditerranée elles-mêmes soutenues par des dizaines de milliers de personnes depuis 2015. Il s'articule à des mouvements de solidarité en Europe qui concernent des centaines de milliers de personnes réunies en collectifs, associations, mouvements, personnes qui sont soutenues par de très nombreuses collectivités locales qui s'organisent en réseaux, comme l'ANVITA en France, créée en 2018, et des réseaux européens activés ces toutes dernières années, notamment à l'initiative de Leoluca Orlando, ancien Maire de Palerme, qui porte le projet du Navire Avenir. Ce navire est un élément d'un mouvement qui ces derniers temps s'organise davantage, se tisse de manière remarquablement forte et visible, génère des savoirs et des savoir-faire, esquisse ainsi des politiques à venir, en dépit des murs qui sont aujourd'hui à l'ordre du jour. C'est pour créer les conditions de ces politiques de demain, tout en agissant aujourd'hui, que nous nous rassemblons dans ce chantier naval lié à tous les chantiers alentour. Ce chantier n'est pas vain, comme s'il arrivait trop tard : il est pionnier, et relève déjà d'un travail de reconstruction.



Question 16 :

Tu réponds politiquement, mais juridiquement, quels sont les arguments ? En construisant un tel navire, en faisant entrer illégalement des exilés, on participe à des actes illégaux. C'est en tout cas ce que vont répondre des proches, que cela peut inquiéter.


Réponse :

Nombre de textes internationaux nous encouragent à prendre soin des vies en péril, comme la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 ou les Conventions de Genève, ratifiées par la France notamment en 1949. Faire l'hospitalité n'est pas un crime, et c'est valable également en droit interne : le Conseil constitutionnel l'a reconnu en juillet 2018, et le droit de demander l'asile nous convainc du fait qu'aucune personne sans papier n'est illégale, puisque le droit prévoit une procédure de légalisation reconnaissant donc, en toute amitié disons, l'existence d'illégaux. Le droit maritime n'est pas en reste comme tu le sais, le sauvetage étant reconnu dans les plus vieilles traditions maritimes comme un devoir s'imposant à tous les marins, ce qui est repris, pour être exigé des États, dans la Convention internationale sur la recherche et le sauvetage de 1979 : le sauvetage s'impose à toutes et tous, États compris. Nous ne manquons pas de textes fondamentaux comme de circulaires, de décisions comme de textes législatifs, qui nous encouragent individuellement et collectivement à sauver et accueillir, et c'est d'ailleurs aussi sur cette base étendue de la littérature juridique que nous travaillons avec des juristes à Angers, Palerme et Luxembourg, ou encore des étudiants de Sciences Po Lyon, à la création d'un pavillon maritime européen. C'est donc une tout autre histoire qu'il faut se raconter et raconter : nous sommes dans notre bon droit, encouragés par des textes de toutes parts pour accueillir. Mieux : il est parfaitement illégal de ne pas sauver des personnes en péril et de ne pas leur offrir l'hospitalité. C'est aussi ça, peut-être, l'héritage européen qu'avec un tel navire nous célébrons, et tentons de raviver. Ce navire est bien un navire européen, et plus exactement un navire pour l'Europe, pour ce que cette construction politique et juridique, créée au sortir de la dernière guerre mondiale, contient de plus haut et fort.



Question 17 :

Tu as raison, mais il y a quand même des controverses : le droit maritime exige de sauver les personnes en péril et de les conduire jusqu'au port sûr le plus proche. Marine Le Pen elle-même a dit il n'y a pas longtemps qu'elle n'était évidemment pas contre le sauvetage et pour qu'on laisse se noyer des personnes, mais qu'elle s'opposait à ce que les navires ramènent ces personnes en Europe, alors que des ports nord-africains, en Tunisie par exemple, sont sûrs.


Réponse :

En effet, c'est une question juridique importante. Marine Le Pen a affirmé cela lors de l'accostage de l'Ocean Viking à Toulon en novembre 2022. C'était donc quelques mois avant la dramatique prise de parole contre les personnes migrantes du président tunisien, Kaïs Saïed, ayant conduit depuis à des lynchages, arrestations et expulsions en très grand nombre. Alors la Tunisie ne se présente pas, ou plus, comme un lieu sûr. Mais nous n'avions pas besoin de cette confirmation : nous savons que les personnes qui se trouvent dans les embarcations en péril fuient la violence, la misère et l'absence d'avenir en Afrique à tel point qu'elles sont prêtes à risquer leur vie pour rejoindre l'Europe. L'Europe n'est pas une destination : c'est le seul espace respirable pour ces personnes qui, si elles ne rejoignent pas ce rivage, meurent. Il est évident, et cela se plaide en droit aussi, que reconduire ces personnes dans un port africain, quel qu'il soit, leur refera prendre la mer aussitôt que possible. Un port d'Afrique n'est donc pas, aujourd'hui, un port sûr : ici les personnes se retrouveront en danger de mort, poussées par la nécessité de fuir. Rien, en droit, ne nous autorise à placer des personnes en danger de mort. Le droit maritime international exige donc de ramener ces personnes en Europe, puisque nous en avons les moyens.



Question 18 :

Mais les moyens justement ! Je n'ai pas beaucoup de proches racistes, enfin je crois, mais j'ai sans doute beaucoup de proches qui pourront légitimement m'objecter que nous n'avons pas ou plus les moyens d'accueillir, et que c'est fou de dépenser 27 millions pour aggraver encore cette situation de pression. Rocard n'était pas spécialement d'extrême droite, il affirmait seulement, et c'est du bon sens, qu'on ne pouvait pas faire plus que l'on pouvait faire. Avoir conscience de nos limites n'est pas spécialement une faute morale. Moi-même j'ai des doutes sur ce sujet là.


Réponse :

La représentation dans laquelle nous a engagés Rocard, disant que nous avions à « prendre notre part » est problématique : le migrant a ainsi été déclaré, officiellement pour ainsi dire, comme un fardeau pour la collectivité. Avec et depuis Rocard, à gauche, on ne sait pas penser autrement l'hospitalité que comme une nécessité morale d'une part, considérant qu'accueillir est un devoir, et comme une politique coûteuse d'autre part, c'est l'idée que suggère la référence à des « parts ». Nous pourrions penser tout autrement, et c'est bien à quoi on travaille avec la procédure auprès de l'UNESCO : faire l'hospitalité peut être vu comme un acte bâtisseur et splendide, non qui coûte mais embellit la collectivité dans son ensemble. Mais ça n'est pas l'objet de ta question, et nous pouvons nous passer d'une remise en cause totale de ce bon sens qui n'en est, je crois, pas exactement un.

Pour revenir à ta question précise sur les moyens, je te rappelle que nombre de nos échanges précédents portaient plus ou moins sur ce sujet précis. Quand on dit par exemple que le navire est une base avancée de l'hôpital, on peut comprendre que le soin qu'il faudra administrer à Marseille par exemple sera alors moins lourd grâce à l'existence de ce navire équipé. Le navire allège le coût de l'hospitalité, s'il faut parler ainsi, et plus précisément ici de l'hospitalisation, il est cohérent de le construire du point de vue de la rationalité de la prise en charge hospitalière par exemple. C'est du bon sens.



Question 19 :

C'est du bon sens peut-être, mais c'est très très subtil, et ce n'est pas ce qui va convaincre mon entourage sceptique, qui voit juste que nous sommes économiquement exsangues.


Réponse :

Il y a d'autres arguments qui sont plus faciles à partager peut-être, comme ceux qui concernent les coûts extraordinaires que représentent aujourd'hui la politique des frontières et l'organisation de la violence, outre le fait donc qu'aggravant les situations psychologiques et somatiques des personnes, ces pratiques policières coûtent aux hôpitaux publics par exemple. Sans aller jusqu'à cette subtilité là donc, nous pouvons rappeler que nous mobilisons collectivement aujourd'hui des moyens colossaux pour empêcher les personnes de franchir les frontières et, quand elles y parviennent, pour rendre leur vie impossible avec des procédures administratives d'une complexité incroyable, des mobilisations policières formidables, des systèmes coercitifs démultipliés, des reconduites à la frontière constantes. Ces moyens colossaux n'empêchent pas les mouvements de populations d'avoir lieu, tant les situations politiques, climatiques, économiques gravissimes demeurent dans les pays qu'elles fuient. Nous avons donc bien les moyens d'agir, mais nous les employons à aggraver la situation des personnes. Il faudrait chiffrer exactement les dépenses des politiques d'hostilité, et leurs coûts dispersés, et donc difficilement descriptibles, du niveau européen jusqu'au niveau national. Nous savons par exemple que ce sont des dizaines de millions d'euros que l'Europe verse depuis 2015 à la Libye pour aggraver le sort des exilés. Nous savons d'après un article du Figaro qu'à l'époque de la jungle de Calais, en 2015 toujours, c'était 150 000 euros par jour, pendant plus d'un an, que la collectivité dépensait pour l'intervention des 18 unités de forces mobiles affectées en renfort dans la région, soit 55 millions d'euros en un an, à savoir le coût exact de deux navires. Nous avons donc les moyens non seulement de faire l'hospitalité, mais d'ainsi minorer les coûts induits par celle-ci car ainsi nous allégerions, et non aggraverions, la situation de chaque personne présente sur le territoire.



Question 20 :

Puisqu'on parle d'économie et de bon sens, j'ai une question qui porte sur le commerce des passeurs. Ce navire va augmenter l'offre de sauvetage, comme on le dirait en économie. Alors, automatiquement, une demande de celle-ci va pouvoir être relancée. En tout cas, le Navire Avenir fera de la publicité pour les services, entre guillemets, qu'offrent les passeurs, ou exactement pour les crimes qu'ils commettent : demander des milliers d'euros pour la garantie d'un passage, un peu plus assurée par la présence d'un tel navire. Tu peux raconter tout ce que tu veux, mais créer un tel navire, visible, mis en valeur, va bénéficier à ce commerce. Les passeurs Libyens ne manqueront peut-être pas de le décrire aux exilés comme un havre tout confort, justifiant les sommes hallucinantes qu'ils demandent à ces personnes coincées en Libye.


Réponse :

Les passeurs font leur beurre grâce aux politiques d'inhospitalité des États européens. Ce sont les frontières infranchissables qui font du passage un luxe qui se monnaie peut-être jusqu'à 3 000 euros, le prix d'un billet d'avion en business class, avec une bouteille de champagne offerte sans doute. C'est extraordinaire à quel point nous avons tout inversé dans nos manières de penser, jusqu'à croire que faire l'hospitalité puisse relever d'un crime organisé. Ce sont les fanatiques des frontières qui sont les amis objectifs des passeurs et qui ont d'ailleurs en commun avec eux le mépris de la vie des personnes dont il est question.

Ceci étant dit, il ne faut cesser de rappeler que personne ne risque sa vie, et celle de ses enfants, en s'élançant d'un rivage Libyen, juste parce qu'il y a un navire de sauvetage en pleine mer. Les causes de cette folie sont connues, et vont grandissantes du fait d'un choc climatique qui demain imposera la fuite à bien d'autres personnes, et pas seulement d'Afrique : ce sont des guerres, des famines, des situations économiques et politiques absolument invivables qui poussent ces personnes à cette folie de tenter de traverser une mer.

Il y a certainement d'innombrables acteurs mal intentionnés qui profitent de ces situations dramatiques, et il est sage de ne pas attendre que soient enfermés tous les criminels avant d'envisager construire quoi que ce soit sur le chemin. Alors oui, le Navire Avenir peut créer un peu plus d'espoir, mais peut-être que l'on peut s'en enorgueillir, car cet espoir s'entendra pour nous aussi, puisque nous pourrons alors nous raconter que l'on peut construire plutôt que rester stupéfaits par des situations d'une gravité et d'une complexité extraordinaires. Cela voudra dire aussi que l'on peut construire encore, que rien n'est définitivement impossible, ce qui est peut-être la plus nécessaire des pensées à hisser sur la scène politique aujourd'hui. Car nous et nos proches sommes en effet sommés de n'avoir aucun espoir, confinés dans l'impuissance, invités à osciller entre stupéfaction et déploration en songeant à tous ces criminels, à ceux qui font commerce de la détresse en Libye et ceux, d'Europe, qui aggravent cette détresse en construisant davantage de murs encore.



Question 21 :

Et sur l'appel d'air alors, comment répondre ?


Réponse :

Que c'est un vocabulaire qui s'applique aux matières inertes, que les personnes dont il s'agit ne sont pas : elles ont des désirs, elles font des choix, autant qu'elles le peuvent, elles ont des rêves colossaux, d'une autre vie, d'une vie meilleure. Que si c'est pour dire que dans la fuite, une personne va plutôt se diriger là où elle pense qu'une main lui est tendue, alors il y a du vrai, incontestablement. Mais ça n'est pas la main tendue du sauveteur qui provoque le séisme faisant qu'une personne, jetée sur la route de l'exil, est à sauver. Ça n'est pas le Navire Avenir qui va donner l'idée à un jeune homme d’Érythrée de traverser 1 000 km de Soudan, puis 1 000 km de Libye, déserts compris, de connaître les geôles, le vol et le viol à Misrata ou Tripoli, et de monter dans une embarcation bancale et de s'élancer avec 40 inconnus dépossédés de tout vers l'immensité noire.

Ceci dit, si l'Europe est à ce point désirable pour que ces personnes en viennent à risquer leur vie pour elle, c'est une chance inouïe : plus personne ne rêve à ce point ultime de l'Europe, sinon ces jeunes gens qui, de ce simple fait, en constituent l'un des plus précieux ferments d'avenir. Et quand on voit avec quelle vigueur et beauté les rescapés de l'Association des usagers de la PADA construisent à Marseille, on comprend déjà combien ces personnes peuvent être précieuses, si tant est qu'on les accueille sinon avec tendresse, au moins avec bienveillance.



Question 22 :

J'ai une tout autre question, qui n'a rien à voir : la référence à l'art. Je ne sais pas comment faire entendre à mes proches cette dimension là du navire.


Réponse :

C'est assez élémentaire en fait : nous avons toutes et tous connaissance de pièces multiples, de livres engagés et films ou travaux photographiques coups-de-poing, d'œuvres plastiques ou de pièces de théâtre qui traitent de la situation des migrants avec l'ambition de faire réagir. Notre projet part d'un raisonnement très simple : s'il y a des financements pour de telles pièces, innombrables, consistant notamment à déplorer l'absence d'hospitalité, pourquoi ne pas affecter tout cet argent à construire l'hospitalité manquante ? Ce Navire Avenir c'est le récit de toutes ces pièces plus la réaction qu'elles entendent provoquer. C'est un projet qui, dans ces termes, a été entendu et soutenu par divers grands lieux de la création, et qui doit encore être présenté dans d'autres grands lieux et événements de l'art, et notamment comme nous l'évoquions en ouverture de cette soirée, à la Biennale d'art contemporain de Venise en 2024.

C'est très important pour une raison très pratique aussi : ce statut d'œuvre d'art, collective et agissante, permettra peut-être au Navire Avenir d'obtenir une protection renforcée en haute mer. Ensemble, en finançant la mise en chantier de ce navire, voilà ce que nous sommes déterminés à porter : la réalisation d'une œuvre en haute mer, ce qui est une épopée, ce qui est tout une histoire et ce qui porte aussi, peut-être, bien des histoires splendides à venir.

Ceci étant dit, nous n'avons peut-être pas besoin à ce point d'en saisir toutes et tous les enjeux sur la scène de l'art : concrètement, ce navire est un outil d'intervention créé par notre désir collectif qu'il en soit tout autrement, que plus personne ne meurt noyé en Méditerranée, et que cette mer ne devienne pas davantage encore le cimetière qu'elle est devenue. C'est la singularité de cette pièce : elle ne se présente pas comme un énoncé déplorant ce qui n'est pas fait, comme une forme par le détour de laquelle on espère une mise en mouvement du spectateur afin que ce qui n'est pas fait soit fait enfin, elle est précisément et directement une part de ce qu'il faut faire.



Question 23 :

Dans le même registre alors, j'aimerais mieux comprendre le lien avec l'UNESCO, et comment cette dimension peut être utile aussi pour convaincre nos proches.


Réponse :

Comme nous le disions aussi tout à l'heure, nous envisageons d'inaugurer le Navire Avenir sur l'île de Lampedusa qui, avec la ville d'Agrigente, sera capitale culturelle italienne en 2025. Notre projet fait partie du programme des deux villes lauréates. Ici, nous souhaiterions que l'inauguration ait lieu en présence de la directrice générale de l'UNESCO et qu'un pavillon de l'organisation internationale soit dressé sur le navire. Vous savez que le projet est né d'une instruction, sur laquelle travaille toujours le PEROU, visant à faire reconnaître les gestes de l'hospitalité vive au patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Ce navire a été précisément pensé comme un outil permettant de soutenir les gestes des marins sauveteurs, gestes auxquels nous tenons car ils font tenir notre humanité, et de les transmettre aux générations futures. Voilà le sens de l'articulation avec l'UNESCO : construire une flotte consiste en un plan de sauvegarde des gestes des marins sauveteurs. À nos proches, il s'agit alors peut-être de souligner que ce chantier naval citoyen doit faire advenir un bâtiment qui recevra protection de l'UNESCO. Et s'ils le veulent bien, mais cela leur sera demandé sur le site Internet dédié à ce processus de proche en proche, en contribuant financièrement à ce bâtiment ils associeront leur nom à la liste de celles et ceux qui auront porté l'Avenir jusqu'à Lampedusa. Nous célébrerons alors, le jour de l'inauguration, cette liste de noms composant cette assemblée bâtisseuse, liste à laquelle nous ferons sans doute une place définitive à bord, dans un espace de vie collective du navire.






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